Frankreich
Balzan Preis 1999 für Philosophie
Dankesrede – Bern, 16.11.1999 (französisch)
Madame la Présidente de la Confédération suisse,
Mesdames et Messieurs
Je veux d’abord vous dire à quel point j’estime comme un honneur et une vraie joie d’avoir été désigné pour recevoir le prix Balzan pour la philosophie.
Permettez-moi, pour exprimer ma gratitude, de dire en quelques mots le rôle que je reconnais à la philosophie dans la culture partagée entre tous. N’est-ce pas la philosophie qui est honorée dans ma personne?
Le philosophe est d’abord responsable de préserver et de transmettre l’immense patrimoine que nous a légué l’histoire de la philosophie depuis les Présocratiques il y a plus de deux millénaires et demi. Cet héritage n’est pas à traiter comme une charge, comme un dépôt mort, mais comme un tissu vivant de questions autant que de doctrines. Ce premier service de la philosophie a pour motif profond de tenir éveillé l’aptitude à s’étonner. C’est à la faveur de questions qui tranchent sur le discours de la vie quotidienne que la philosophie recueille de son immense passé le goût et le sens de ce qu’il y a de grave et de fondamental dans notre être.
En deuxième lieu, la philosophie doit rester ouverte du côté des sciences et de l’esprit scientifique. C’est le côté épistémologique de son projet. Les relations avec les sciences me paraissent se dérouler sur deux plans différents. A un premier niveau, c’est aux procédures objectives au moyen desquelles la science vérifie ses modèles que la philosophie s’intéresse. C’est la grande leçon que les sciences exactes donnent à la philosophie, de toujours joindre à la création et à l’invention imaginatives l’épreuve de la vérification, l’épreuve du réel. Ce ne sont pas alors seulement des résultats que les sciences proposent, mais parfois une vision du monde, telles celles élaborées par les Galilée, les Newton, les Einstein. La philosophie est ici sommée de confronter son discours traditionnel aux visions du monde que la science déploie au regard. Mais la philosophie doit aussi approcher l’activité scientifique comme une des nombreuses activités dans le champ des pratiques. Il faut apprendre, à ce second niveau, à déchiffrer le dynamisme de la découverte scientifique à travers ses innovations, ses tâtonnements, ses polémiques aussi. A cet égard, nul ne peut répondre à la question de savoir où va la science. Elle découvre son chemin en le traçant. L’important est alors d’articuler cette pratique théorique avec les autres activités théoriques et pratiques qui se situent en dehors du champ scientifique, tel le domaine moral, politique, juridique, mais aussi celui des lettres et des arts. C’est alors au plan du langage et de ses multiples usages que cette grande négociation doit se poursuivre. Et c’est aux points d’intersection entre ces multiples usages du langage que se laisse apercevoir l’horizon de sens, sur lequel se détachent à grande distance les puissantes idées du Vrai, du Juste, du Beau à la lumière desquelles se projette l’humanité de l’homme.
En troisième lieu, la philosophie se découvre être elle-même une pratique théorique, le plus souvent liée à l’exercice public du discours dans le cadre de l’enseignement universitaire ou dans le champ plus vaste du monde de l’édition. A ces divers titres, elle a la charge d’une réflexion désintéressée sur la dimension morale de l’action. Cette réflexion s’exerce elle-même à plusieurs niveaux, depuis les spéculations sur le bien et le mal, sur l’obligation morale et les interdits, jusqu’aux applications concrètes dans des domaines aussi précis que l’éthique médicale, la justice pénale ou la décision politique. De l’éthique fondamentale à la sagesse pratique, la réflexion morale a ainsi un vaste espace à parcourir. C’est l’occasion pour le philosophe de se considérer lui-même comme un citoyen qui s’interroge sur la place de la philosophie, et sur sa propre place au sein de la cité. Sa responsabilité principale est de sauvegarder la qualité de la discussion dans l’espace public en plaidant sans relâche en faveur d’une éthique de la discussion où le droit de la partie adverse à faire entendre ses meilleurs arguments serait reconnu et protégé. A cet égard les philosophes doivent tenir pour révolue l’époque où certains d’entre eux pouvaient se comporter en tribuns publics. Aujourd’hui la place des philosophes paraît plus modeste; mais elle peut être plus significative : elle est au sein d’équipes pluridisciplinaires où l’apport de la philosophie consiste à susciter la rigueur argumentative et l’honnêteté intellectuelle.
Si je devais rassembler ces trois tâches de la philosophie, je les placerais sur un grand arc. A une extrémité, il y aurait la pensée spéculative, héritée d’une longue tradition, née en Grèce et au Proche-Orient mésopotamien et hébraïque et venue jusqu’à nous à travers les échanges et les conflits entre penseurs juifs, chrétiens et musulmans au Moyen-âge, puis l’époque classique inaugurée par Descartes et Locke, puis les Lumières européennes et le grand idéalisme allemand et sa contrepartie romantique. A l’autre extrémité il y aurait la sagesse pratique et ses conseils dans des situations d’incertitude. Et entre ces deux pôles – celui de la spéculation et celui de la prudence – se situe la réflexion sur la science à ses deux niveaux, épistémologique et pragmatique. C’est le juste équilibre entre ces tâches qui peut assurer à la philosophie un avenir digne de son passé multimillénaire.