Frankreich/Rumänien
Balzan Preis 2003 für Sozialpsychologie
Questions de psychologie sociale – Bern, 07.11.2003 (französisch)
Ma vie de chercheur en sciences humaines a débuté il y a cinquante ans. Curieusement, je n’étais ni destiné, ni préparé à le devenir. Pendant la guerre, les classes supérieures du lycée me furent interdites, et j’ai passé le baccalauréat sans avoir suivi de cours réguliers. Ensuite la France est devenue pour moi ma patrie. J’y étais arrivé en apatride, réfugié de l’Europe de l’Est. Etant dans l’obligation de gagner ma vie, je ne pouvais assister à la plupart des cours. Je travaillais à l’aide de polycopiés ou de notes prêtées par d’autres étudiants, et passai de justesse à la Sorbonne les examens de la licence de psychologie. Mon récit ne vise pas a étaler une misère, mais à dire que mes recherches out aussi représenté une façon de combler les lacunes d’une éducation déficiente, une occasion de m’instruire. Tout de même, j’avais beaucoup lu pendant ces années d’études fragmentées et aléatoires. Par exemple Spinoza et Marx, mais surtout des livres d’histoire et de philosophie des sciences, persuadé d’avoir, comme on me l’avait dit, une prédisposition aux mathématiques. Sans le vouloir, j’avais probablement acquis ce mélange d’inculture didactique et de culture autodidacte qui sied aux époques de transition, celles où émergent des disciplines nouvelles. Les professionnels s’en méfient, les amateurs leur confient un improbable avenir.
Deux hommes ouverts et généreux m’ont aidé a devenir ce que je suis. L’un, grand penseur et psychanalyste, créateur de la licence de psychologie et du laboratoire de psychologie sociale à la Sorbonne, était Daniel Lagache. Je lui avais proposé un étrange sujet de thèse qu’il accepta de diriger, comprenant ma situation d’exilé, et cette rencontre fut pour moi décisive. Il m’a ouvert les portes de la recherche et épaulé jusqu’à la fin de sa vie. L’autre, Alexandre Koyré, le magnifique philosophe et historien des sciences, a été l’exemple et le maître patient qui m’a enseigné plus tard le sens d’une oeuvre scientifique. Il m’a aussi donné le goût de l’érudition, grâce auquel j’ai découvert des manuscrits inconnus de l’école galiléenne. Il avait peut-être reconnu dans ma biographie un analogue de la sienne, mais préférait ne pas en parler. Daniel Lagache et Alexandre Koyré m’ont fait le don d’une confiance que je n’avais jamais eue avant de devenir leur disciple. De tels hommes sont pareils à des soleils qui nous font vivre. Je m’en suis souvenu plus tard quand, à mon tour, j’ai eu des étudiants.
Quand nous recevons une distinction et pensons au public, notre première intention est de retracer notre parcours, d’exposer le bilan de nos recherches, voire d’expliquer en quoi elles ont contribué à faire avancer la science. Oui, dire comment elles ont apporté à la discipline ce qui lui manquait auparavant, une vérité jusque-là cachée, splendidement découverte. Ce fut aussi mon premier mouvement. Pourtant le caractère exceptionnel du Prix Balzan m’a donné envie de dire quelque chose de différent, que j’avais presque toujours passé sous silence. Parmi les idées les plus convenues de notre épistémologie figurent celles qui concernent nos méthodes ou la sélection de nos théories en leur assignant pour but de „donner une idée“, de „découvrir un fait“. Il arrive même que les épistémologues qui décrivent la recherche comme la résolution d’un problème interprètent superficiellement son importance et sa signification. Le sens originel sous-jacent est le secret, secret d’une science ou d’un art, se référant à une énigme, un mystère, et en définitive à l’inconnu. Or chacun sait qu’il est malaisé d’expliciter, d’articuler un tel problème, donc de savoir comment l’interpréter correctement. Oui, tout problème est un maelström qui nous fait tourbillonner jusqu’à créer cet état de tension d’où la solution émerge.
Jeune et sans doute naïf chercheur, j’avais souvent tenté de déceler à quelle question répondait une théorie en psychologie ou sociologie. Ou si deux théories se disant rivales répondaient ou non à la même question en partant des faits. Notre tâche se complique puisque nous ne savons pas si nous tenons la vraie réponse, si même il est légitime d’en chercher une; en d’autres termes, si la question est féconde. C’est justement sur quoi ont porté mes efforts: découvrir la question authentique, capable de faire avancer et d’unifier la psychologie sociale. Quoique j’aie consacré beaucoup de temps à ce travail, avant de choisir une hypothèse ou de préparer une recherche empirique, il m’est rarement arrivé d’en faire état. Et je sais maintenant que cette sorte de silence a obscurci le sens des recherches elles-mêmes.
Psychologie sociale de la connaissance
Le concept de connaissance sociale n’est pas nouveau et on ne peut pas dire qu’il est non familier. Je m’y suis intéressé pour comprendre les phénomènes idéologiques qui ne me paraissaient pas plus rassurants après la guerre que pendant la guerre. D’une façon générale, toutes les études et toutes les notions semblaient centrées sur la connaissance de l’individu dans un contexte social. Le but étant de déterminer dans quelle mesure ses perceptions, jugements, opinions sont ou non conditionnés par la société ou le groupe. A la réflexion, ces travaux n’avaient pas beaucoup de rapport avec le contenu et le sens de la connaissance sociale. Celle-ci est, par nature, historique, contingente, et inclut des éléments spécifiques, tels les normes, les conventions, le folklore, etc.. Elle a sa source dans la culture spécifique avec ses croyances et ses pratiques. Pour de nombreuses raisons, un tel traitement de la connaissance sociale en tant que donnée ou dérivée des données sensorielles, donc en tant qu’appréhension directe de la réalité et non pas en tant que résultat de la vie et de l’interaction du groupe, ne me convainquait pas.
J’étais prêt à abandonner ma quête quand, par hasard, un livre intitulé Cybernetics est venu entre mes mains. A sa lecture, je dois une des émotions les plus ineffaçables de ma vie. Parmi d’autres merveilles s’y trouvait un principe stipulant qu’il n’y a nul rapport, dans aucune direction, entre l’information disponible pour une communauté et celle dont dispose l’individu. L’auteur suggérait en plus que la machine de Turing est une métaphore de la connaissance individuelle, et que la communication, même la communication de la masse, était une métaphore de la connaissance sociale. Donc j’ai repris mon questionnement en partant de l’épistémologie qui m’était plus familière que la psychologie. Plus on réfléchit, plus on s’aperçoit que le problème récurrent de l’épistémologie est la transformation du sens commun en science, de la science populaire en science instruite. Intuition et réflexion sautent alors sans transition à l’idée que le problème d’une psychologie sociale de la connaissance est, au contraire, le passage de la science au sens commun, connaissance spontanée, acquise par ouï-dire. N’est-ce pas ce qu’entendait Maxwell quand il disait que l’abstrait d’une époque est le concret de la suivante? Ou que toute conquête de la science qui défait le sens commun d’une époque fait le sens commun d’une autre? Puisqu’il existe toujours dans le monde plus de savoir populaire que de connaissances spécialisées.
La remarque de Maxwell est certainement juste. Avant de tenter de mieux définir ce problème psychosocial, il fallait éclaircir pour quelle raison il est le problème de notre époque. En effet, jusqu’au XXe siècle, les rapports entre la science et le sens commun avaient lieu sans heurts et l’on passait sans difficulté de l’une à l’autre. Or l’apparition de la relativité, puis celle de la physique quantique, etc. ont dressé des obstacles à la transformation du monde à l’envers de la science au monde de tous les jours. S’ensuivirent les trois crises: les crises de la vérité, de la raison, Merleau-Ponty; de la distance entre la cité de la science et la cité du sens commun, Bachelard; et, comme nous le dirions aujourd’hui, la crise des deux cultures. Ceux qui veulent ramener ces crises à une banale affaire de rapports entre „les scientifiques“ et „le public“ oublient qu’au-delà ou en deçà de leur spécialité, les scientifiques font aussi partie du public. Après tout, la société est une chose compliquée. Ce n’est pas nous qui lui posons des questions comme à la nature, c’est elle qui nous les pose et nous oblige à les déchiffrer pour aller plus loin.
C’est donc la raison principale qui m’a fait choisir le sens commun en tant que corpus organisé de connaissances cohérent et „spontanément“ organisé, pour phénomène exemplaire de notre connaissance sociale. Et même au-delà, pour „matière“ de la psychologie sociale. De même que le mythe est la matière de l’anthropologie, et le rêve, celle de la psychanalyse. Exemplaire et objectif, devrais-je ajouter, car le sens commun est défini indépendamment de la science, comme la famille ou le marché; il évolue et se structure de manière collective comme le langage; et ne peut être changé par les individus à volonté, comme la langue ou la religion. En réalité, il n’y a pas un sens commun, il y a autant de sens communs que de cultures. Le sens commun de l’Européen, saturé de religion monothéiste et de sciences physiques, diffère de celui des Indiens d’Amazonie, marqué par des religions tribales et des pratiques magiques. D’ailleurs le sens commun de l’Européen du XIXe siècle, faisant fonds sur les industries et les sciences mécaniques, n’est pas celui de l’Européen d’aujourd’hui. En un mot, il a à faire avec notre histoire.
Peut-être me serais-je épargné tous ces détours si j’avais compris plus tôt que cette question avait déjà été posée par Flaubert, Joyce, Lawrence, et qu’il s’agissait de faire la théorie des Bouvard et Pécuchet que nous sommes tous, plus ou moins, à commencer par Flaubert, leur auteur.
Une fois que le travail entrepris pour cerner le problème de la connaissance sociale a été suffisamment avancé, je me suis attelé à l’étude du phénomène lui-même. J’ai cherché à bâtir une théorie expliquant comment et pourquoi la connaissance scientifique se transforme en sens commun partagé. Conscient des réserves que l’on pouvait formuler, j’ai néanmoins choisi d’étudier la transformation de la psychanalyse, qui commençait à se diffuser vigoureusement en France. Et ce malgré les attaques non moins vigoureuses à la fois de la religion terrestre, le marxisme, qui y voyait une idéologie, une science bourgeoise, et de la religion céleste, le catholicisme encore puissant. Je pensais et je continue à penser que l’étude des phénomènes in statu nascenti, en tension, est la plus féconde. Et la psychanalyse faisait l’objet d’un Kulturkampf. Ce n’est pas la théorie pot-pourri de notions disparates – opinions, attitudes, valeurs – mais la théorie des représentations sociales et des genres de communication qui m’a permis de décrire, voire d’expliquer ce phénomène.
Au début, certes, personne ou presque personne ne pouvait l’accepter, à la fois parce qu’elle ne ressemblait pas aux théories courantes en psychologie sociale. Et/ou parce que, au lieu d’appliquer à la connaissance ou, disons, à la cognition un traitement d’information, elle en faisait un processus de choix et de communication symbolique. Par la suite, cependant, certaines de ces notions, par exemple le sens commun, sont devenues plus courantes en sciences sociales, grâce a Schutz, et dans les sciences cognitives, la philosophy of mind, dans laquelle une idée analogue est devenue le concept principal.
Il semble que c’est le problème lui-même, celui de la transformation des sciences en sens commun, qui, ayant acquis plus d’évidence dans le domaine de l’éducation, de la santé, de la communication, etc. a incité les chercheurs à se tourner vers la théorie des représentations sociales. Elle est ainsi devenue un sujet quasi thématique de la psychologie pour certains. Au point qu’il est difficile de se tenir informé de l’abondante littérature qui la concerne, ou des courants théoriques qui s’y expriment. Pourtant, même si elle est apparue comme le foyer d’un travail intense, la théorie des représentations sociales demeure une perspective heuristique, un cadre, plus qu’une théorie prédictive. Mais, quelque changement que l’on veuille y introduire, quelque théorie que l’on propose pour la remplacer, il faudra toujours répondre a la même question initiale.
Minorités et majorités
Alexandre Koyré était membre permanent de l’Institute for Advanced Study à Princeton. Il m’y fit venir en 1962 comme fellow. C’était un lieu caché, magique. Les bâtiments rappelaient ceux d’un collège anglais, et les maisons d’habitation semblaient un camp confortable de personnes déplacées, installées là avec leurs familles. A la cafeteria, à la bibliothèque ou à l’occasion de réunions solennelles, on rencontrait alors Oppenheimer, Panofsky, Gödel, Weil ou Dirac, symboles intacts d’un temps de génies. On leur parlait en retenant son souffle, tout modestes qu’ils fussent. Dans le Physics Building où je disposais d’un bureau, certaines personnes avaient encore connu Einstein. Mais, avant tout, on était sensible à la vie frémissante du travail encouragé par l’atmosphère de liberté et de concentration.
A coup sûr, cela m’a incité à reprendre le fil interrompu d’un thème abordé dans ma jeunesse, la nature, et ce que j’ai appelé l’histoire humaine de la nature. Je le reliais au thème des révolutions scientifiques et de l’entrée de nouvelles théories dans l’histoire des sciences. Dans son Pragmatism, William James développe l’idée largement partagée des étapes dans l’acceptation d’une théorie nouvelle: d’abord elle est écartée parce qu’elle n’est pas sûre; ensuite quelqu’un prétend que, tout en ayant des mérites, en dernière analyse elle se borne à exprimer par des mots nouveaux des choses déjà dites ailleurs; enfin la théorie nouvelle est acceptée pour sa nouveauté. C’est la conception d’une histoire logique qui simule le procès de compréhension du nouveau en essayant de le rattacher à tout ce que l’on sait déjà pour trancher de sa nouveauté effective. Mais l’histoire réelle se fait à travers des dissidences majeures, et celle des sciences ne constitue pas une exception. Chaque dissidence est apportée par un nouveau groupe qui émerge parfois aux frontières de plusieurs sciences, porteur d’un savoir-faire et de concepts originaux. Il ne s’impose pas du jour au lendemain mais après un temps plus ou moins long, pendant lequel il s’est opposé à la communauté scientifique qui défend les savoirs hérités ou acquis qu’elle juge être les plus compatibles avec la réalité.
Supposant ce processus évident, je me suis posé une question dont je m’aperçus par la suite qu’Heisenberg l’avait déjà explicitée. Se référant à sa propre expérience, il écrit que, pour comprendre les révolutions scientifiques, „nous devons nous demander comment un groupe apparemment petit de physiciens a pu contraindre les autres à admettre ces changements dans la structure de la science et de la pensée. Il va sans dire que les autres ont résisté au changement et devaient nécessairement le faire“. Ce qui fascine dans l’histoire des sciences, des religions, etc. est qu’une petite cause puisse avoir de si grands effets; une poignée de novateurs décidés peut renverser des croyances, des façons de vivre et de faire profondément enracinées.
A mon retour de Princeton, mon collègue et ami Claude Faucheux, à qui j’exposai la théorie ébauchée pour rendre compte de ce processus historique, me fit observer que je n’expliquais pas encore comment ces groupes novateurs, qui sont si peu nombreux et tellement isolés, agissent et s’expriment pour convaincre la majorité des scientifiques ou le public qui s’opposent à eux. En d’autres mots, mon ami me demanda: quel est le sens de tout ceci du point de vue de la psychologie sociale? Sa question me préoccupa et, pour y répondre, je me mis à lire des articles et des livres traitant du phénomène d’influence. Pour la première fois, je fis sérieusement connaissance avec la psychologie sociale américaine et avec la méthode expérimentale. L’influence est un phénomène, sinon le phénomène, fondamental de notre discipline, et chaque théorie psychosociale est directement ou indirectement une théorie de l’influence. En examinant cette littérature, je me rendis compte qu’elle ne m’aidait pas beaucoup. Pour la raison que ce phénomène, dont l’origine se trouve dans l’hypnose, la suggestibilité, a plus ou moins été élaboré sur le même modèle. C’est-à-dire que ses effets sont dus à l’autorité d’un chef, aux privilèges d’un groupe, en somme à la pression de la majorité. Bref que le résultat qu’on en attend ne saurait être que la conformité, jusqu’à considérer que l’animal social est un animal conformiste.
Pendant un certain temps, j’ai douté qu’il fût possible d’expliquer l’influence novatrice des petits groupes, car ils ne possédaient aucune des qualités requises: ni autorité, ni prestige. Mais l’évidence historique était là, appuyée sur un paradoxe. Toute influence exige des ressources en nombre, en connaissances, en autorité, et pourtant ces groupes minoritaires réussissent à influencer, sans disposer d’aucune de ces ressources. Cette réflexion m’a mené à conclure que, quelles que soient les différences entre elles, les théories psychosociales ont quelque chose en commun: elles réduisent le tout à la partie, l’influence à la conformité. Et partant, tout ce qui est excentricité, innovation, y apparaît de façon négative en tant que déviance, résistance à la conformité. Donc ces théories ne sont pas générales, mais limitées à un aspect, une partie des phénomènes d’influence. Or une théorie générale de l’influence doit être une théorie de la conformité, certes, mais aussi de l’innovation, totalement négligée jusque-là.
Oui, sans que ce fût dit, ceci revenait à substituer à une psychologie sociale de la conformité, de l’homme social tel qu’on l’enseignait, une psychologie sociale dont les processus essentiels seraient innover et conformer, une science des hommes sociaux et des groupes asociaux. Désormais il nous fallait regarder les groupes sociaux composés de minorités et de majorités. Et observer qu’il existe partout des minorités qui soutiennent une opinion, une croyance dissidentes, et des majorités qui jugent inacceptables, étant assez puissantes pour les réprimer. Ou, ainsi que l’a dit Kelley par la suite, on ne peut plus se contenter de savoir comment un groupe influence les individus, il faut aussi comprendre comment les individus influencent leur groupe. La question de l’innovation est, en quelque sorte, celle qui se posait déjà au siècle dernier pour Gibbons se demandant pourquoi, si on met de côté l’excellence de leur doctrine, l’intervention divine, une poignée de chrétiens, un groupe tellement insignifiant, a remporté „une victoire si remarquable sur les religions établies de la terre“. Et, par la même occasion, provoqué le déclin de l’empire romain.
Il vaut la peine de rappeler que le scénario des minorités porteuses d’une vision neuve en désaccord avec la vision régnante, voire unique, de la majorité, et qui remporte, malgré son infériorité, la victoire dans ce combat, est un scénario aussi répandu qu’efficace. De sorte que même les sociétés, les religions, etc. établies, orthodoxes, retracent leur origine comme celle d’une minorité hérétique, rassemblée autour d’un fondateur qui proclame qu’elle a raison et que la majorité a tort. Ce pourquoi celui-ci subit un châtiment: ainsi Jesus pour la religion chrétienne, Socrate pour la philosophie, et Galilée pour la science moderne. Chacun d’eux aurait payé sa démesure et ses transgressions d’un châtiment accepté. Accepté parce que, disait Pascal, on ne croit „qu’aux témoins qui se font égorger“. Il s’agit de mythes, peut-être, mais porteurs d’une pleine réalité psychique et sociale. Bien entendu, je ne prétends pas que seules les minorités sont novatrices, et que seules les majorités sont conformistes. Je veux seulement dire que l’innovation apportée par une minorité et la conformité exercée par une majorité nous permettent de comprendre ces deux processus d’influence, et de mieux les étudier. En d’autres mots, il n’existe pas d’influence spécifique des minorités ou des majorités, rien d’autre que l’innovation et la conformité.
Il est impressionnant de constater à quel point la multiplicité des faits qui illustrent une théorie fait oublier le problème qui lui a donné naissance. Si j’insiste, peut-être trop, ce n’est pas dans l’intention de dire que celui-ci a été résolu par la nouvelle théorie qui explique à la fois la conformité et l’innovation. Ni pourquoi cette théorie est génétique, à la lumière de deux principes peu orthodoxes. Le premier stipule qu’il faut distinguer les phénomènes d’influence et ceux de pouvoir. Ce n’est ni par la contrainte du nombre, ni par celle de l’autorité qu’opère la persuasion. Elles peuvent déboucher sur la soumission, non sur la conviction. Le second principe définit l’influence en tant que phénomène d’interaction, d’action réciproque entre majorités et minorités, et non comme une action unilatéra1e des premières sur les secondes et vice-versa. En un mot, ce n’est pas seulement le groupe qui agit sur l’individu; contrairement à une croyance répandue, la réciproque est tout aussi vraie. Naturellement toutes ces constatations deviennent encore plus évidentes et concrètes si l’on prend en compte quelques hypothèses dérivées de la théorie et dont la justesse a été vérifiée d’abord par des expériences de laboratoire.
Evoquons en premier lieu ce qui permet à une minorité d’initier un processus d’influence. C’est, nous le supposons, sa capacité de créer une situation de conflit qui met en lumière une divergence, un désaccord. La minorité essaie de prouver que sa vision, ses croyances, ne sont pas le simple effet du caprice ou d’une naïveté qui se croit originale. Non, elles ont une valeur capable de battre en brèche la conception de la majorité. Par ce moyen, elle brise le consensus tacite et proclame la dissension. Ce qui allait de soi, passait pour orthodoxie, devient matière à débat, exige un choix, ce que signifie le mot hérésie. Galilée devient hérétique non parce qu’il adhère à l’hypothèse de Copernic, mais parce qu’il met en opposition deux systèmes du monde dont on peut débattre et entre lesquels il faut choisir. La minorité était synonyme d’opposition; ce sens se double maintenant d’un sens de proposition. La minorité entend signifier par là qu’elle possède une opinion, une connaissance, une norme propre, dissidente, mais non déviante de la majorité, qu’elle est l’autre terme d’une alternative et non pas une anomalie.
Plus généralement, elle s’efforce de créer un conflit là où la majorité éprouve tout au plus une incertitude, une difficulté. Voici un exemple aussi „neutre“ que celui de Galilée: pensons à la théorie de la relativité. En la proposant, Einstein a créé un conflit entre l’explication mécanique et l’explication électromagnétique, pour dire les choses brièvement. Pour leur part, Poincaré et Lorenz ne voyaient là que des difficultés qui finiraient par se résoudre. En somme, la minorité change en question de pour ou contre ce que la majorité, soucieuse d’éviter ou de résoudre les conflits, considère comme une simple affaire de plus ou de moins. Le phénomène, avec les démarches qu’il entraîne, ne se limite probablement pas à la science ou à la politique. Il peut avoir une grande importance pour les avant-gardes, donc dans la genèse de la culture moderne.
Ensuite, il ne fait point de doute qu’une minorité dissidente n’a pas la possibilité de se faire entendre, de soutenir la tension qui l’oppose à la majorité, puisqu’il lui manque la crédibilité permettant de convaincre, ou le pouvoir d’imposer sa vision, ou son droit. Le seul moyen dont elle dispose consiste à mettre en oeuvre ce que j’ai appelé un style comportemental, facteur causal de toute influence, une manière de structurer ses idées et son action. D’une part celles-ci doivent montrer que la minorité croit à leur valeur, qu’elle pense ce qu’elle dit, et d’autre part elles manifestent son intention de convertir autrui. S’agit-il comme certains l’affirment, à propos de toute influence, de stratégies ou de stratagèmes? On aurait là une vision assez confortable de la psychologie des hommes. En fait, c’est le contraire, les styles comportementaux d’une minorité servent plutôt à exprimer une manière d’être et de faire, une conviction davantage qu’un calcul, afin d’atteindre le but recherché. J’en ai dégagé plusieurs; tout d’abord la consistance. Ce style se manifeste avant tout par la réitération du même jugement, du même comportement, donc d’une prise de position. Et ensuite en tant qu’adhésion à ce que la minorité croit et à ce qu’elle dit. Par là, elle exprime clairement une alternative qui ne ressortit pas d’une contrainte externe mais procède d’une raison intérieure. A ce propos, je rappellerai que Gibbons donne pour cause primordiale de l’influence des premiers chrétiens ce style comportemental qu’il nomme zèle.
Il semble aujourd’hui plus facile qu’autrefois de démontrer que lorsqu’une minorité dissidente veut exprimer sous toutes ses formes une antinomie (antinomian en anglais), son style comportemental est l’intransigeance. Il permet – je l’ai montré dans le cas de Grigorenko et de Sakharov – de manifester le refus de tout compromis, quelle que soit la réaction de ses adversaires, ou de ses partisans, et l’intention bien arrêtée de persévérer jusqu’au bout, quelles qu’en soient les conséquences. Tel fut le style de Luther, prononçant ses fameuses paroles: „Ici je me tiens“. Jusqu’où peut aller une minorité, quand chacun se demande comment elle peut croire en ce qu’elle croit, faire ce qu’elle fait? Dire qu’elle réussit chaque fois serait excessif. Cependant de très nombreuses expériences de laboratoire ont été assez charitables envers l’hypothèse pour montrer que les styles comportementaux d’une minorité, y compris celui d’objectivité, changent les jugements, les attitudes et même les perceptions de la majorité.
Une méta-analyse récente d’une collègue américaine a prouvé que le style comportemental consistant produit de manière systématique les effets prédits. Qu’il me soit permis d’attirer l’attention sur le fait, encore peu connu, que, entre toutes les sciences de l’homme, la psychologie sociale est la seule à pratiquer avec succès l’art expérimental. Et l’on sait avec quelle méfiance ceux qui font autorité dans ces sciences considèrent cet art lorsqu’il sert à étudier les phénomènes sociaux. Le souci de pureté, de „purisme“, n’est pas le seul enjeu, il s’agit ici de la définition même de la science.
Enfin, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, en raison de leur caractère incongru, nouveau, qui parfois dérange et parfois offense, les idées des minorités apparaissent étranges, absurdes, inacceptables à la majorité d’un groupe ou d’une société. Rien d’étonnant non plus si, parallèlement, on leur résiste et refuse de souscrire à ces idées, du moins au vu et au su de tout le monde. Là se posait le problème le plus ardu de la théorie de l’innovation. Comme dans beaucoup de domaines, il est significatif qu’un handicap peut s’avérer un atout, un défaut se changer en qualité. Dans ce cas, il s’agissait de découvrir comment le conflit provoqué par une minorité qui ne dispose pas de la moindre possibilité d’influencer devient le levier de son influence. Dans ces conditions, la troisième hypothèse portait sur la différence des effets produits par les styles comportementaux dans le processus de conformité et dans le processus d’innovation. Dans le premier, les majorités ou ceux qui les représentent exercent une influence manifeste sur chacun. En sollicitant une adhésion, une approbation par complaisance (compliance en anglais) ou par suivisme. Ce dernier, on le sait, consiste à accepter publiquement une opinion ou une conduite à laquelle l’individu n’adhère pas en privé ou qui lui est indifférente.
Dans le processus d’innovation, tout se passe comme s’il était normal que la minorité qui innove ne puisse compter ni sur la complaisance, ni sur le suivisme. Au contraire, les individus faisant partie de la majorité sont obligés de refuser toute adhésion et de résister aux idées et aux modèles qu’on leur propose. Cependant, dans la mesure où ceux-ci continuent à être confrontés à l’opinion, à l’idée dissidente d’une minorité consistante, tôt ou tard les individus se sentent obligés de les considérer, de les examiner. Ce faisant, l’idée leur devient familière, ils lui trouvent des mérites et commencent parfois à douter de l’opinion établie, de leurs propres normes. Dc cette façon, le conflit provoqué par la minorité s’aiguise jusqu’à défaire leurs propres croyances ou idées. Or ces individus ne peuvent ni réduire, ni atténuer le conflit en adhérant publiquement au point de vue minoritaire, ils le réduisent ou l’atténuent en y adhérant dans leur for intérieur, parfois même sans en prendre conscience. En d’autres mots, il y a conversion. Tel est bien le paradoxe de la conversion: en résistant à l’influence d’une minorité, en lui adressant des critiques et rejetant la vraisemblance de ses idées, l’individu se trouve influencé, quelquefois à son insu ou de manière inconsciente.
Nous avons nommé ce phénomène „l’impact caché de la minorité“: on refuse au niveau manifeste ce que l’on accepte au niveau latent. En réalité, cette différence est logique, car dans le processus de conformité, il s’agit de convaincre des convaincus, et dans celui d’innovation de convaincre des sceptiques et des incrédules. Cette hypothèse dont le psychosociologue anglais Turner a écrit que „c’est un résultat original, important et inattendu de l’influence sociale. Aucune théorie antérieure ne l’anticipait et il exige une explication“, cette hypothèse, il a été plus difficile de la formuler que de la confirmer. Et pourtant les expériences de laboratoire n’ont cessé de mettre au jour des phénomènes nouveaux et puis de prouver l’impact caché des minorités sur nos raisonnements, nos attitudes, nos valeurs et même nos croyances durables dans le domaine du tabagisme, de l’environnement ou des préjugés raciaux.
Plus surprenant peut-être et sujet à réflexion est le constat que l’influence latente des minorités est d’autant plus marquée que leurs opinions dissidentes sont davantage critiquées ou déniées. Donc la conversion est une fonction directe de l’intensité du conflit suscité. A l’heure actuelle, on sait que ceci est également possible, peut-être vrai, pour nos perceptions. En effet, lorsqu’on place une personne devant une diapositive de couleur, et que l’on interrompt la projection, un effet appelé chromatic after-effect fait apparaître sur le fond de l’écran blanc le même motif dans la couleur complémentaire: orange pour le bleu, violet pour le vert. Dans une trentaine d’expériences, on teste l’influence exercée par une majorité ou une minorité sur la désignation par le sujet de la couleur de la diapositive, puis sur celle de la couleur complémentaire perçue sur l’écran blanc. Les résultats obtenus montrent que les sujets confrontés à une minorité désignant la diapositive comme verte – alors qu’elle est bleue – refusent en général de suivre ce jugement, mais sont influencés dans leur évaluation de la couleur complémentaire. Ils disent donc que la diapositive est bleue, mais celle-ci une fois enlevée, ils „voient“ sur l’écran blanc une tache violette (la couleur complémentaire du vert) et non orange comme ils devraient le faire. Bref ils nomment bleu ce qu’ils voient vert. De tels changements se produisent rarement chez les sujets qui subissent l’influence d’une majorité ou chez ceux d’un groupe témoin. Peut-être est-ce un phénomène qui ne se limite pas à la perception des couleurs. Il semble manifeste que des interactions sociales ont des effets psycho-physiques – le chromatic after-effect se situe au niveau rétinien – et ces résultats sont en contradiction avec une conception classique impérative.
Bien entendu, ces travaux suscitèrent dès début des réactions opposées. Les uns, tels Festinger et Kelley, y ont vu la possibilité de revivifier le domaine de l’influence au cœur de la discipline et la dynamique du groupe qui languissaient depuis un certain temps. La plupart des psychosociologues témoignèrent peu de sympathie à ces idées et doutèrent même de la validité de ces expériences faites sur un continent si éloigné du leur. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que l’on demanda à la National Science Foundation de financer un séminaire de deux semaines à l’université de Dartmouth (New Hampshire) afin d’évaluer l’ensemble. Une quinzaine de chercheurs a ainsi pu examiner les tenants et les aboutissants de la théorie de l’innovation des minorités. Mon livre, Psychologie des minorités actives, (d’abord paru en anglais sous le titre Social Influence and Social Change) est le fruit de ce séminaire, exceptionnel à bien des égards. Ecrire un livre conduit le chercheur vers des questions plus larges et lui permet d’exprimer une perspective. Pour généraliser les hypothèses confirmées en laboratoire, j’ai étudié les documents relatifs à la dissidence russe naissante. C’est en réfléchissant à cette dissidence, puis à tout ce qui lui est arrivé et à tout ce qui m’est arrivé, que j’ai constaté que toute la première partie du XXe siècles est traversée par la psychologie des masses. Mais il semble manifeste que sa deuxième partie ait vu l’essor irrésistible d’une psychologie des minorités agissantes. Les raisons en sont trop nombreuses et de valeur trop inégale pour être discutées ici.
Quoi qu’il en soit, ce constat m’a incité à repenser la psychologie des masses de nos démocraties soumises à la pression du gigantisme urbain, d’un côté, et à celle des mass media, de l’autre. Le livre que j’ai écrit sur L’Âge des foules tient compte de tout ce que j’ai appris en travaillant sur l’innovation et par la suite sur L’Âge des minorités. Qu’on ne croie pas que je me lance dans la critique du principe que l’acteur et l’action sociaux façonnent notre réalité sociale. Mais il devient nécessaire de les saisir d’une manière à la fois pratique et générale. Si donc nous faisons le compte de ces acteurs dans le monde contemporain, nous observons qu’ils représentent soit des masses, soit des minorités actives. Elles nous fournissent les matériaux essentiels à l’explication des événements de notre temps. Il n’y a donc rien d’étrange à ce que la psychologie sociale éprouve la nécessité de s'“engager“ dans le renouvellement de notre façon de considérer les actions et les acteurs sociaux.
Finale
J’ai tenté de donner une idée de la psychologie sociale à ceux qui ne la connaissent pas ou la connaissent mal, et d’illustrer le thème sous-jacent à toutes mes recherches ultérieures: le changement et la créativité. Certes, j’ai eu le privilège de commencer ma vie de chercheur au moment où cette science prenait son essor. Mais si ces théories ont été adoptées, si elles perdurent, elles le doivent probablement au choix que j’ai fait et au long travail préalable sur les problèmes à clarifier et à résoudre. Ce choix a aussi déterminé le choix des phénomènes à étudier. Car, ainsi que le disait Einstein, „une théorie, pour inspirer confiance, doit être construite sur des faits susceptibles d’être généralisés“.
Je voudrais pouvoir dire que tout ce que j’ai fait nous a rapprochés de l’idéal d’une psychologie sociale en tant qu’“anthropologie de notre culture“. Celle qui étudie comment et pourquoi nous cherchons à comprendre le monde hic et nunc, et à agir sur lui. Peut-être ai-je fait quelques pas en ce sens. Toutes ces recherches n’ont pas été une oeuvre solitaire. Et si je ne peux mentionner ici tous ceux et celles qui, au cours du temps, y ont participé, qu’ils sachent qu’ils me sont présents à l’esprit quand je décris ce qui représente aussi leur travail. Non pas un travail anonyme, mais une oeuvre qui a permis à chacun d’être connu et de se faire un nom. Enfin je ne saurais oublier l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et la New School for Advanced Research, hauts lieux de l’imagination et de l’invention, qui ont facilité la réalisation de mes idées et contribué à l’accueil qu’elles ont reçu. Ni la Maison des Sciences de l’Homme qui est un peu ma maison.