France
2001 Balzan Prize for Cognitive Neurosciences
Le récepteur de l’acétylcholine: des proteines allostériques à la conscience (French)
Les témoignages autobiographiques sont toujours partiels et, de ce fait, invariablement partiaux. Cet examen rétrospectif ne peut viser à une reconstitution de l’histoire de concepts aussi généraux que celui de protéine allostérique, d’épigenèse de réseaux de neurones par sélection, d’apprentissage cognitif avec récompense, ni même de découvertes spécifiques comme l’identification du récepteur de l’acétylcholine. L’extraordinaire exubérance de la recherche scientifique, le nombre, chaque jour plus élevé dans le monde, de personnes qui contribuent directement, ou indirectement, au progrès des connaissances, à la recherche biologique font que, comme l’écrit Carl Popper, “l’objectivité de la science n’est pas une question d’individu, mais une question sociale”. Cette objectivité résulte de la critique entre scientifiques, de leur collaboration comme de leur rivalité. Je me limiterai donc à esquisser, dans cette synthèse panoramique, un itinéraire scientifique personnel qui n’a rien de linéaire, avec ses réussites et ses échecs, ses joies et ses peines. Conscient du caractère avant tout collectif de cette recherche, je tiens, pour commencer, à rendre hommage à tous ceux, collaborateurs et collègues, mais aussi compétiteurs avisés, qui ont tout simplement permis à ce travail d’exister.
Protéines allostériques
Je dois à mes premiers maîtres, particulièrement à Jean Bathellier, mon professeur de Sciences Naturelles au Lycée Montaigne et Claude Delamare-Deboutteville, qui m’ouvrit les portes du laboratoire Arago de Biologie Marine, à Banyuls-sur-Mer, d’avoir encouragé ma fascination d’adolescent pour les choses de la nature et de l’avoir convertie en vocation de chercheur. Ils m’offrirent par leur enseignement et leur exemple la démonstration que la Biologie est une branche du savoir à part entière, comme les mathématiques, la chimie ou la physique, les lettres, avec la richesse supplémentaire de sa dimension pluridisciplinaire.
De la taxonomie des crustacés parasites marins à l’examen de mécanismes moléculaires fondamentaux de la cellule vivante, la transition n’est pas aussi brutale qu’il le paraît. Ma philosophie juvénile, inspirée par les travaux de Jean Brachet et de Christian de Duve, rencontrés lors d’un stage à Bruxelles en 1959, était que les grands problèmes de la biologie comme ceux posés par l’évolution des parasites et par leur développement embryonnaire si singulier, devaient trouver leur explication au niveau des propriétés biochimiques élémentaires de la cellule-œuf et de la chimie de son activation par le spermatozoïde fécondant. L’entrée dans le laboratoire de Jacques Monod, au début de l’année 1960, me donna l’opportunité de mettre ces idées à l’épreuve avec l’éclairage supplémentaire d’une réflexion théorique structurée et l’apport d’une expérimentation rigoureuse. Parmi les projets de recherche que me proposèrent Jacques Monod et François Jacob pour ma thèse de doctorat, l’un retint particulièrement mon attention. Umbarger et Pardee avaient montré que dans certaines chaînes de biosynthèse bactériennes, le premier enzyme est inhibé, en apparence de manière compétitive, par le produit final de la chaîne. Il s’agissait de comprendre le mécanisme moléculaire de cette opération régulatrice élémentaire qui engageait des agents chimiques, substrat et signal régulateur de structures très différentes. Cette thématique entrait directement dans le cadre de mes premiers enthousiasmes théoriques. Je la choisissais comme sujet de thèse. Je m’efforçais, avec la l-thréonine désaminase, de trouver les moyens de dissocier in vitro interaction régulatrice et activité catalytique. Réactifs de groupement thiols, traitement thermique, mutations, découplaient l’effet inhibiteur de l’isoleucine tout en conservant l’activité catalytique de l’enzyme sur son substrat. L’hypothèse était alors proposée que substrat et effecteur régulateur se fixent sur des sites topographiquement distincts (Changeux, 1961). L’interaction entre ces deux sites serait indirecte, ou allostérique, et transmise par un changement conformationnel de la molécule protéique (Monod, Changeux, Jacob, 1963). Incidemment, j’observais que la courbe sigmoïde, coopérative, de saturation par le substrat était également découplée par le traitement chimique.
Lors de la première présentation publique que je faisais de ces résultats au prestigieux symposium de Cold Spring Harbor (1961) aux USA, Bernard Davis notait l’analogie des propriétés de liaison de la l-thréonine désaminase avec la fixation de l’oxygène sur l’hémoglobine. Ce fut le début d’une épopée enthousiasmante. Ma recherche sur les propriétés de la l-thréonine désaminase progressait. Quelque temps plus tard (début 1964), je remettais la première version de mon travail de thèse entre les mains de Jacques Monod. Les résultats de Max Perutz sur la structure tridimensionnelle de l’hémoglobine, les commentaires éclairés de Jeffries Wyman, suscitèrent alors une vive réflexion et des débats quotidiens avec Jacques Monod. Le modèle qui en émergea (Monod, Wyman, Changeux, 1965) se fondait sur le principe général d’une organisation moléculaire coopérative des protéines allostériques en “microcristal fermé”, ou oligomère. Il postulait un mécanisme de commutation selon lequel la protéine régulatrice existe spontanément sous un petit nombre d’états conformationnels discrets possédant des propriétés biologiques différentes. Le signal régulateur, dans ces conditions, sélectionne la conformation sur laquelle il se fixe de manière préférentielle et, de ce fait, déclenche la transition. Il y a sélection “darwinienne” et non pas instruction “lamarckiste” d’états conformationnels.
Dans la conclusion de ma thèse (1964), j’envisageais la possibilité d’étendre ce schéma aux mécanismes de transmission de l’information dans le système nerveux et, plus spécifiquement, à la reconnaissance de signaux de communication par la synapse chimique. Ce fut le point de départ d’une recherche qui se poursuit encore aujourd’hui.
Identification du récepteur de l’acétylcholine
Depuis le début du siècle (1905), John Newport Langley avait postulé l’existence de récepteurs engagés dans la reconnaissance et la transduction de signaux synaptiques chimiques appelés neuromédiateurs. Il devenait indispensable d’isoler un tel récepteur afin de mettre la théorie à l’épreuve. Je décidais d’effectuer un stage dans le laboratoire de David Nachmansohn à l’Université Columbia à New York (1967). Alors que, à la fin des années 30, fuyant l’Allemagne nazie, il séjournait en France, David Nachmansohn avait découvert l’exceptionnelle richesse en composants biochimiques de la synapse de l’organe électrique de certains poissons (Torpille, Gymnote). Il avait également mis au point une préparation de cellules individuelles de l’organe électrique – ou électroplaques – permettant le va-et-vient entre biochimie et électrophysiologie sur le même système biologique. Dans son laboratoire, j’apprenais à disséquer l’électroplaque et à enregistrer sa réponse au neuro-médiateur, l’acétylcholine et à ses dérivés, comme la nicotine ou le curare. Jon Singer, auquel j’avais rendu visite quelques mois plus tôt à l’Institut Salk, m’avait généreusement offert un échantillon d’un marqueur d’affinité, le TDF, qu’il avait utilisé auparavant avec les anticorps. Cette molécule présentait un groupement trimethylamonium commun avec l’acétylcholine, ainsi qu’un groupe réactif diazonium. Le mécanisme postulé était que le TDF allait se lier au site récepteur et s’y fixer irréversiblement. Le TDF se comporta avec l’électroplaque comme prévu (Changeux, Podleski et Wofsy, 1967). C’était une étape importante dans la caractérisation du récepteur. La méthode était adoptée, peu après, par Arthur Karlin (1968), lui aussi posdoctorant chez David Nachmansohn, qui en améliorait la spécificité, en se fondant sur l’observation, inspirée des premiers travaux sur les enzymes allostériques, que l’électroplaque est sensible aux réactifs thiols. Mais la sélectivité de la technique apparut rapidement insuffisante pour permettre l’isolement du récepteur sous forme active à partir d’extraits bruts d’organe électrique.
Deux découvertes singulières permirent de franchir cette étape. La première fut la démonstration réalisée par Michiki Kasai et moi-même (1970) que des fragments de membrane purifiés à partir de l’organe électrique sont susceptibles de se refermer sur eux-mêmes en vésicules closes, ou microsacs, à partir desquels il devient possible de mesurer des flux d’ions Na+ (ou K+) radioactifs par une simple méthode de filtration. Mieux, les microsacs répondaient par une augmentation du flux ionique aux effecteurs cholinergiques “nicotiniques” avec une spécificité très voisine de celle observée avec l’électroplaque et la jonction neuro-musculaire. Il devenait possible d’étudier la “chimie” de la réponse à l’acétylcholine in vitro. Une seconde découverte fut tout autant décisive. Un après-midi de printemps 1970, le pharmacologue taiwanais, Chen Yuan Lee, entre à l’improviste dans mon laboratoire. Il me fait part de ses travaux sur une toxine de venin de serpent, la bungarotoxine-a, qu’il a isolée et purifiée et qui, selon lui, bloque la jonction neuromusculaire des vertébrés supérieurs au niveau postsynaptique. Je lui demande un échantillon de toxine. Il accepte. Je l’essaye dès réception. Résultat remarquable: la bungarotoxine-a bloque, à la fois, in vivo la réponse électrique de l’électroplaque et, in vitro la réponse de flux ionique des microsacs aux agonistes nicotiniques. Elle bloque également la liaison d’un agoniste nicotinique, le décamethonium, à une macromolécule que j’avais solubilisée auparavant à partir d’une préparation de microsacs à l’aide d’un détergent doux. Cette molécule qui fixe, de manière exclusive, agoniste nicotinique et toxine de venin de serpent peut désormais être identifiée sous une forme qui lie réversiblement le neuromédiateur (Changeux, Kasai et Lee, 1970). Il s’agit d’une protéine de haut poids moléculaire, hydrophobe, distincte de l’acétylcholine estérase et qui peut être purifiée (Olsen et coll. 1972; Meunier et coll. 1974). Observée au microscope électronique (Cartaud et coll. 1973), elle se présente comme une sorte de “rivet” transmembranaire, composé de plusieurs sous-unités en faisceau compact et dont la face synaptique se présente comme une rosette avec un cœur hydrophile. L’émotion fut grande. C’était la première fois qu’on pouvait “voir” un récepteur.
Organisation moléculaire du récepteur de l’acétylcholine
Il devenait désormais possible de révéler l’organisation intime de la molécule de récepteur. S’agissait-il réellement d’une protéine allostérique? D’un oligomère comme le voulait la théorie? Un premier travail réalisé dans le laboratoire avec Ferdinand Hucho (1973) et le récepteur purifié de Gymnote révéla une structure pentamérique. J’étais hésitant. Les réflexions théoriques avec Jacques Monod soulignaient l’importance des axes de symétrie d’ordre 2. Ceux-ci offraient, en effet, une explication simple de l’évolution d’un monomère de protéine en oligomère. Les groupes de Raftery et de Karlin, qui n’avaient pas d’idée préconçue, confirmèrent une structure pentamérique, mais découvrirent que la structure était plus “baroque” que nous ne l’avions prévu. La molécule de récepteur résultait de l’assemblage de 4 sous-unités, en apparence très différentes, organisées en oligomère [2abgd] (1974). Ces sous-unités avaient été distinguées par leur masse moléculaire. On ne savait rien de leur chimie. Anne Devillers-Thiéry, Dony Strosberg et moi-même (1980), établirent alors, par une technique de microséquençage, la séquence des 20 acides aminés N-terminaux de la sous-unité a. Celle-ci était rapidement confirmée par le groupe de Raftery. Aujourd’hui, ce résultat peut paraître bien modeste. A l’époque, il eut une portée considérable. On disposait désormais d’une “carte d’identité chimique” du récepteur. La première jamais établie. Elle était rapidement confirmée par le groupe de Raftery qui, aidé par la haute technologie de Leroy Hood, déterminait la séquence N-terminale des quatre sous-unités du récepteur de Torpille californienne et révélait d’importantes identités de séquence entre sous-unités. On revenait du baroque au classicisme. Comme le prévoyait la théorie allostérique, la protéine réceptrice était bien un oligomère, mais quasi-symétrique, avec un inhabituel axe de rotation d’ordre 5, perpendiculaire au plan de la membrane synaptique.
Sur la base de ces premières données de séquence, les groupes de Numa, d’Heinemann, de Barnard, ainsi qu’Anne Devillers-Thiéry et Jérôme Giraudat dans mon laboratoire, clonaient les ADN complémentaires des diverses sous-unités de l’organe électrique, puis du muscle, et en établissaient la séquence complète (1982-1983). La lecture de cette séquence révéla plusieurs domaines fonctionnels: un grand segment hydrophile N-terminal, quatre segments hydrophobes et un petit segment hydrophile cytoplasmique, supposés s’organiser, respectivement, en domaines extracellulaire, synaptique, membranaire et cytoplasmique.
Afin de mettre à l’épreuve, désormais au niveau sub-moléculaire, l’hypothèse d’une interaction “allostérique” entre sites distincts, il fallait préciser les localisations respectives du site de liaison de l’acétylcholine et du canal ionique. Dans cette seconde étape, le marquage d’affinité qui n’avait pas permis l’isolement du récepteur s’avèrera très utile. Un premier résultat fut obtenu par le groupe de Karlin avec l’identification d’une paire de cystéines adjacentes (192-193), localisées dans le domaine N-terminal de la sous-unité a (1984). Mais ce résultat ne rendait pas compte de la spécificité pharmacologique du site. L’utilisation du DDF, un marqueur d’affinité très voisin du TDF, que j’avais utilisé lors de mon stage à l’Université Columbia, apporta une information essentielle. Notre groupe, en collaboration avec celui de Hirth et Goeldner de Strasbourg, identifiait, en effet, près de 8 acides aminés marqués par le DDF, dont 6 aromatiques, tous localisés dans le grand domaine hydrophile. Ces acides aminés se distribuent en 3 boucles principales (A, B, C) formant une sorte de corbeille aromatique électronégative, susceptible d’accueillir l’ammonium quaternaire de l’acétylcholine (Dennis et coll. 1988; Galzi et coll. 1990). Autre observation d’importance, la toxine a, comme le DDF, marquaient les sous-unités g et d, en plus de la sous-unité a. D’où l’idée que le site récepteur était logé à l’interface entre sous-unités (Oswald et Changeux, 1982). Les groupes de Cohen, Taylor et Karlin confirmèrent rapidement cette notion en identifiant de nouvelles boucles, D, E, et F localisées sur la face “complémentaire” des sous-unités g ou d. Une première validation de ces résultats biochimiques fut obtenue par mutagenèse dirigée des acides aminés marqués (voir Galzi et coll. 1991). Mais la plus spectaculaire a été récemment offerte avec l’analyse cristallographique par le groupe néerlandais de Smit et Sixma d’une protéine d’escargot liant l’acétylcholine et qui se trouve être homologue du domaine synaptique du récepteur. La plupart des acides aminés identifiés par marquage d’affinité se retrouvent très exactement au niveau du site de liaison de l’acétylcholine, à l’interface entre sous-unités (Brec et coll. 2001).
Identification du canal ionique
Le plus difficile restait à faire: identifier le canal ionique. Comment reconnaître un trou, l’orifice à travers lequel passent les ions, par les méthodes biochimiques dont nous disposions? La quête fut longue et difficile (1974-1999). Elle eut pour origine des observations pharmacologiques relativement anciennes réalisées, en particulier, dans le laboratoire de David Nachmansohn, et dont j’avais pris connaissance en 1967, lors de mon séjour dans son laboratoire. Certains agents à effet anesthésique local, étaient de fait connus pour bloquer les courant ioniques activés par les agonistes nicotiniques, mais indirectement, de manière non compétitive, en apparence sans affecter le site récepteur. Ces bloquants du canal servaient en quelque sorte de “bouchon” et devaient permettre d'”étiqueter” le canal. Une première étape (1974) réalisée par mon étudiant, Michel Weber, et un premier postdoctorant américain Jonathan Cohen, fut de démontrer, in vitro, que les anesthésiques locaux ne déplacent pas l’acétylcholine de son site, mais se lient à un site différent, en interaction positive avec celui-ci. Des premières tentatives de liaisons réversibles avec l’un d’entr’eux, la quinacrine, pointèrent vers une protéine de masse moléculaire 43.000 présente dans la membrane sous-synaptique. Jonathan Cohen, qui avait rejoint l’Université d’Harvard, montrait cependant peu après, que l’on pouvait se débarrasser de cette protéine et conserver la liaison des anesthésiques locaux. Je décidais alors d’attaquer le problème à nouveau par la méthode du marquage d’affinité qui m’était chère, mais avec un anesthésique local covalent synthétisé dans le laboratoire de Bernard Roques. Explorant la fixation covalente de ce marqueur de photo-affinité, Robert Oswald et moi-même (1981) notions que la simple irradiation U.V. de molécules aromatiques sans groupe réactif, suffisait pour les attacher, de manière covalente, à leur site sur le récepteur. Cela nous permettrait d’explorer rapidement les propriétés d’un nombre important de bloquants du canal. Les uns marquaient principalement la sous-unité d, d’autres plusieurs sous-unités. L’un d’entr’eux – la chlorpromazine – présenta des propriétés exceptionnelles (1981, 1983). La chlorpromazine marquait les quatre sous-unités du récepteur et cette liaison covalente était fortement augmentée par les agonistes nicotiniques, à la fois pour toutes les sous-unités. De plus, l’effet de l’acétylcholine était bloqué par la d-tubocurarine et la bungarotoxine-a. Mon étudiant, Thierry Heidmann, démontrait, de plus, que la chlorpromazine ne se fixe qu’à un seul site de haute affinité par oligomère [2abgd] (1983). D’autre part, la cinétique d’accès à ce site s’accroît plus de 100 fois dans des conditions de mélange rapide avec l’acétylcholine qui sont celles où le canal ionique s’ouvre (Heidmann et Changeux, 1984, 1986). L’hypothèse était alors proposée que le site de liaison de la chlorpromazine se trouve dans le canal ionique, dans l’axe de quasi-symétrie de la molécule (1983, 1984). Les conditions d’un marquage spécifique du canal étaient établies. Le plus difficile restait à faire: identifier le ou les acides aminés marqués par la chlorpromazine.
Il fallut plus d’un an à mon étudiant, Jérôme Giraudat, pour démontrer que la chlorpromazine marque la sérine 262 dans le segment transmembranaire MII de la sous-unité d (Giraudat et coll. 1986). Nous étions sur les charbons ardents. Personne n’avait, à ce jour, pointé le segment MII comme faisant éventuellement partie du canal ionique. Ferdinand Hucho, quelques mois plus tard, publiait le même résultat, mais avec un marqueur différent. Nous étions rassurés. Jérôme Giraudat (1987), puis Frédéric Révah (1989), poursuivaient avec sagacité l’identification des acides aminés marqués par la chlorpromazine sur les autres sous-unités, confirmaient, en accord avec les travaux de Hucho, la contribution de l’anneau de sérines et découvraient, en plus, le marquage de leucines et de thréonines situées à 3-4 acides aminés de distance de part et d’autre de l’anneau de sérines. Ces résultats furent interprétés sur la base de la contribution des segments MII aux parois du canal, de l’enroulement de ces segments en hélice a et de la localisation du site de la chlorpromazine dans l’axe de quasi-symétrie du canal. Ces résultats étaient rapidement confirmés et documentés par les méthodes d’enregistrements électrophysiologiques, et de mutagenèse dirigée après reconstitution dans l’oocyte de Xénope, suivant la méthode mise au point par Barnard et Miledi (1982), tant par les groupes de Numa et Sakmann (1986, 1988) que par ceux de Lester et Davidson (1986, 1988).
Des travaux plus récents, effectués dans mon groupe par deux postdoctorants Jean-Luc Galzi, puis Pierre-Jean Corringer, en collaboration avec Daniel Bertrand de l’Université de Genève, nous ont permis d’aller encore plus loins: l’identification d’un groupe de 3 acides aminés qui entraînent, de manière critique, la conversion de la sélectivité du canal ionique, de cationique en anionique. L’un d’entr’eux, particulièrement critique, est localisé dans une boucle située à la base du segment MII (Galzi et coll. 1992; Corringer et coll. 1999). Il devenait possible de transformer un récepteur excitateur en récepteur inhibiteur. Le résultat inverse était obtenu récemment, suivant la même méthode, avec le récepteur inhibiteur de la glycine par d’autres groupes. L’ensemble des données obtenues montre clairement que les sites récepteurs et le canal ionique relèvent des domaines protéiques topographiquement distincts. Leur interaction est donc “allostérique”. Mieux, Jean-Luc Eiselé, chercheur d’origine suisse, que j’accueillais dans mon laboratoire, réussissait à construire une chimère fonctionnelle entre le domaine synaptique du récepteur nicotinique et le domaine membranaire du récepteur de la sérotonine 5HT3. Les données structurales acquises avec le récepteur nicotinique pouvaient donc être généralisées à d’autres récepteurs de la ” famille nicotinique “.
Transitions allostériques du récepteur de l’acétylcholine
D’autres résultats biochimiques, mais de nature différente, apportèrent des arguments supplémentaires en faveur du modèle allostérique. D’abord, à l’équilibre, l’acétylcholine se lie à deux sites récepteurs présents par molécule protéique et de manière coopérative (Weber et Changeux, 1974). D’autre part, l’application de méthodes de mélange rapide dérivées des travaux fondateurs de Manfred Eigen, révéla d’étonnants changements conformationnels. On savait depuis les premiers travaux de Langley (1905) et ceux de Katz et Thesleff (1957) que lorsqu’on applique l’acétylcholine sur une cellule musculaire in vivo, il y a, d’abord, ouverture rapide (microseconde à milliseconde) du canal ionique, ou activation, puis fermeture lente (0.01 seconde à plusieurs secondes) ou désensibilisation. Les méthodes d’enregistrement électrique ne permettaient pas de mesurer directement la liaison d’acétylcholine sur le récepteur et donc de comprendre les mécanismes moléculaires de l’activation et de la désensibilisation. L’isolement de microsacs extrêmement riches en récepteurs (20-40 %) à partir de l’organe électrique de Torpille, réalisé beaucoup plus tôt par Jonathan Cohen, Michel Weber et moi-même (1972) donna accès aux méthodes chimiques. L’analyse cinétique extensive de la liaison rapide d’un analogue fluorescent de l’acétylcholine avec ces membranes riches en récepteur, réalisée par Thierry Heidmann pour sa thèse, fut riche d’enseignement (1979, 1981). Elle révéla plusieurs états conformationnels du récepteur dont les cinétiques d’interconversion correspondaient, pour l’activation, à un état de faible affinité et, pour la désensibilisation, à des états de haute affinité pour les agonistes nicotiniques. Contrairement à une opinion alors largement répandue parmi les pharmacologues, les états de haute affinité ne s’identifient pas aux états les plus actifs, mais exactement le contraire. D’autre part, une fraction non négligeable (environ 20 %) du récepteur se trouvait spontanément sous l’état désensibilisé de haute affinité. De son côté, Meyer Jackson avait observé des ouvertures spontanées du récepteur musculaire en l’absence d’acétylcholine (1984). En accord avec le schéma allostérique, la transition entre états de faible et haute affinité pouvait donc avoir lieu, en l’absence d’acétylcholine. Toutefois, la situation était plus complexe que pour les enzymes régulateurs. Dans le cas du récepteur, on avait affaire non pas à une, mais à une cascade, de transitions entre états conformationnels discrets. Dans un bref modèle théorique, je suggérais avec Thierry Heidmann (1982), que cette propriété caractéristique des récepteurs de neuromédiateurs pouvait intervenir dans la régulation d’efficacité de la transmission synaptique et, pourquoi pas, dans l’apprentissage? L’idée mérite, à mon avis, plus de considération qu’elle n’en a reçue à ce jour de la part des électrophysiologistes intéressés par la plasticité synaptique.
Les maladies des récepteurs
Ces réflexions ouvraient la voie, nous le verrons, à une possible contribution des récepteurs allostériques aux fonctions supérieures du cerveau. Une nouvelle découverte apporta une dimension supplémentaire: celle des pathologies neurologiques. Marc Ballivet et Daniel Bertrand à l’Université de Genève, dans la foulée des travaux, de Patrick, de Heinemann, de Lindstrom, et autres, sur les récepteurs nicotiniques dans le cerveau, avaient identifié chez le poulet une sous-unité d’un type nouveau qu’ils nommèrent a7. Celle-ci, comme les autres sous-unités du récepteur neuronal, présentait des identités de séquences importantes avec le récepteur musculaire, mais paraissait plus archaïque. Elle possédait la propriété remarquable de s’associer avec elle-même, en récepteur fonctionnel, homo-mérique, après expression dans l’oocyte de Xénope. Enfin! La démonstration était faite d’une symétrie parfaite du récepteur nicotinique, comme le prévoyait le modèle allostérique original. Le système me parut le plus particulièrement adéquat pour étudier le rôle fonctionnel des acides aminés identifiés chimiquement chez la Torpille par marquage d’affinité. Marc Ballivet voulut bien me confier un clone d’a7. Je demandais à mon étudiant, Fédéric Révah, de muter spécifiquement dans a7 les acides aminés marqués par la chlorpromazine (1991). Les premiers enregistrements réalisés par Daniel Bertrand nous surprirent. La conversion de la leucine 247 en thréonine entraînait, en effet, non pas une perte, attendue, de l’activité du canal, mais, au contraire, un “gain de fonction”: une réduction de la désensibilisation, et, en plus, un accroissement d’affinité apparente de près de 100 fois. Bizarre! A l’occasion d’une discussion de ces résultats en réunion de laboratoire, une interprétation me vint subitement en tête. Ces effets pouvaient s’expliquer simplement sur la base du modèle allostérique à plusieurs états si l’on supposait que l’état désensibilisé, de haute affinité, devenait perméable aux ions. Si c’était le cas, toute molécule stabilisant l’état désensibilisé devait potentialiser la réponse. Je me remémorais les premiers travaux réalisés au laboratoire par Hans Grünhagen, un ancien élève de Manfred Eigen, qui avait montré que les antagonistes, comme le curare, pouvaient stabiliser l’état désensibilisé. Si cela était vrai, on pouvait prédire que des antagonistes du récepteur a7, comme le dihydro-b-erythroidine, étaient susceptibles de devenir des agonistes. J’appelais Daniel Bertrand et lui faisait part de cette réflexion. Quelques jours plus tard, il me rappelait. Effectivement, l’antagoniste devenait un agoniste sur le récepteur mutant L 247T. Ces résultats apportaient une confirmation supplémentaire, flagrante s’il en est, du modèle de transition allostérique entre états “rigides”, pré-existant à l’interaction du ligand.
La surprise fut encore plus grande lorsque, de manière totalement indépendante, Andrew Engel et ses collaborateurs de la Maio Clinic, aux USA, découvrirent chez des malades souffrant de paralyses myasthéniques congénitales que, pour certains d’entr’eux, le trouble était causé par des mutations dominantes du récepteur nicotinique musculaire entraînant un “gain de fonction”. Parmi les 13 mutations ayant ce phénotype, 7 furent localisées dans MII dont une, très précisément, à la position homologue de la leucine 247. Stuart Edelstein, professeur à l’Université de Genève, que j’avais rencontré aux USA en 1966, me rejoignait à l’Institut Pasteur pour réexaminer l’application et la généralisation du modèle allostérique à l’ensemble des récepteurs de neurotransmetteurs et aux canaux ioniques (1996). L’examen quantitatif des propriétés des récepteurs mutants de patients myasthéniques révéla que celles-ci s’interprètent simplement sur la base du schéma allostérique (1996, 1998). La conclusion est claire et s’étend aux autres récepteurs. Il existe des “maladies des récepteurs” directement liées aux perturbations de leurs propriétés allostériques.
L’épigenèse par stabilisation sélective de synapses
En parallèle aux travaux de biologie moléculaire réalisés sur les enzymes régulateurs, puis, par la suite, sur le récepteur de l’acétylcholine, je ne pouvais m’empêcher de revenir à mes réflexions, ou plutôt à mes “rêves” de jeune homme sur la chimie du développement embryonnaire. Nous sommes en 1970. Jacques Monod vient de rédiger le “Hasard et la Nécessité”. Je lis le livre avec un immense intérêt, mais aussi avec la distance critique de l’élève devenu quelque peu “parricide”, comme Jacques Monod l’écrivait dans la dédicace de l’exemplaire qu’il m’offrait. Si je partageais très largement la philosophie de l’ouvrage, je trouvais sa position sur le développement du système nerveux central beaucoup trop innéiste. Averti des travaux de Wiesel et Hubel sur les effets de l’expérience sur le développement postnatal du système visuel (1965), je pensais qu’il n’y avait pas simplement “validation fonctionnelle” de connexions nerveuses en développement. A l’occasion d’une rencontre organisée par Edgar Morin sur l'”Evénement”, je proposais qu’une sélection des synapses pouvait avoir lieu au cours du développement sur le mode “darwinien”, mais de manière épigenétique, et sous le contrôle de l’activité du réseau (1972). L’idée que des mécanismes de compétition s’accompagnent de processus régressifs au cours du développement avait déjà été mentionnée, à plusieurs reprises, depuis Ramon y Cajal (1899). Mais le concept n’avait été ni formalisé, ni généralisé. Philippe Courrège, Antoine Danchin et moi-même nous y efforçâmes (1973, 1976) avec deux conséquences majeures. D’abord, la démonstration qu’une distribution particulière dans l’espace et le temps d’activités nerveuses dans un réseau en développement est susceptible de s’inscrire sous la forme d’une topologie particulière et stable de connexions. Ensuite, la proposition présentée sous la forme d’un théorème dit de “variabilité”, que la sélection de réseaux possédant des topologies connectionnelles différentes peut conduire à une même relation comportementale entrée-sortie.
Ce projet théorique qu’une évolution “épigénétique” par sélection de synapses puisse relayer l’évolution “génétique” des espèces biologiques, tant au niveau de l’individu, qu’à celui du groupe social, fut une source majeure de débats. Même si la métaphore darwinienne prête à discussion, son application à des niveaux d’organisation supérieurs dits cognitifs enrichit le débat avec Gerald Edelman, Terrence Sejnowski ou Dale Purves. Elle engendra de nouveaux modèles, tant expérimentaux que théoriques: “vers le bas ‘comme’ vers le haut”.
“Vers le bas”, sur le plan expérimental, par exemple la jonction nerf moteur-muscle squelettique était le modèle expérimental le plus simple de synapse chimique dont on connaissait, à la fois l’anatomie décrite avec tant de soins par René Couteaux, lauréat du Prix Balzan 1994 (Couteaux, 1978), la physiologie (Katz, 1966) et la biochimie (Nachmansohn, 1959), tout particulièrement celle de son composant principal, le récepteur de l’acétylcholine (Changeux et Edelstein, 1998).
Au niveau présynaptique, Redfern avait montré (1970) que, au cours du développement de la plaque motrice, une innervation multiple par 3-5 terminaisons nerveuses se produit au moment de la naissance, puis disparaît pour ne laisser subsister qu’une fibre motrice par fibre musculaire chez l’adulte. En stage dans mon laboratoire, Pierre Benoit (1975, 1978) apportait une première démonstration que, chez le rat nouveau-né, l’état d’activité de la jonction contrôle l’élimination des terminaisons surnuméraires. Suivant ma suggestion, Francis Crépel et Jean Mariani (1976, 1981) étendaient l’observation au développement de l’innervation des cellules de Purkinje du cervelet par les fibres grimpantes. D’autres groupes apportaient, par la suite, des données expérimentales supplémentaires en faveur du schéma sélectionniste (Lichtman, Constantin-Paton, Stryker …). Même si l’éventuelle contribution de processus “instructifs” au développement postnatal du réseau cérébral reste encore débattue (Sejnowski, Purves)…
Morphogenèse moléculaire de la synapse
Le modèle d’épigenèse par sélection suscitait, en parallèle, de nouvelles recherches sur la différenciation du domaine postsynaptique, avec l’apport considérable des connaissances acquises sur la biologie moléculaire du récepteur de l’acétylcholine. En particulier, la bungarotoxine-a permettait (dans un travail de microscopie électronique réalisé par mon étudiant Jean-Pierre Bourgeois en collaboration avec Antoinette Ryter) d’évaluer le nombre de molécules de récepteur présentes par unité de surface de membrane postsynaptique et de montrer que leur densité est extrêmement élevée (environ 15 000 par mm2) et stable plusieurs semaines après dénervation (1972, 1978). La toxine a fut également un outil exceptionnel entre les mains de John Merlie, un postdoctorant américain qui sut concrétiser une collaboration fructueuse entre le laboratoire de François Gros et le mien, (Merlie et coll. 1975-1978). Heinrich Betz, mon second postdoctorant allemand, utilisa également la toxine pour examiner la biosynthèse du récepteur musculaire et démontrer sa répression par l’activité électrique au cours du développement du muscle (Betz et coll. 1977, 1980; Bourgeois et coll. 1978).
Une nouvelle étape conceptuelle fut franchie avec l’analyse par les méthodes de la génétique moléculaire des déterminants génétiques qui contrôlent la régulation de la transcription des gènes du récepteur en ARN messager au cours de la formation de la plaque motrice. René Couteaux (1978) avait remarqué que les noyaux du muscle immédiatement sous-jacents à la terminaison nerveuse présentent une anatomie très particulière et les avait nommé, de ce fait, “noyaux fondamentaux”. John Merlie et Josh Sanes (1984) avaient aussi noté un enrichissement des régions innervées du muscle en ARN messagers codant pour les sous-unités du récepteur. Mon intérêt fut renforcé par la découverte, réalisée par mon étudiant-médecin, Bertrand Fontaine, à l’aide d’une méthode d’hybridation in situ, mise au point dans le laboratoire de Margaret Buckingham (1988, 1989), que ces ARN messagers sont strictement localisés au niveau des “noyaux fondamentaux”. Il existe une “compartimentalisation” d’expression des gènes du récepteur au niveau du domaine sous neural. Plusieurs groupes (Goldman, Brenner, Sakmann, Burden) confirmèrent l’observation. Elle ouvrait la voie à l’analyse menée dans mon laboratoire au fil des années par plusieurs étudiants et postdoctorants (André Klarsfeld, 1987, Jacques Piette 1989, 1990, Jean-Louis Bessereau, 1994, puis Aymeric Duclert 1993, Satoshi Koike, 1999, Nedret Altiok, 1995, 1996 et Laurent Schaeffer, 1998) des mécanismes génétiques: éléments d’ADN et facteurs de transcription, qui règlent cette morphogenèse élémentaire. Nous découvrions ainsi que des déterminants génétiques et systèmes de signalisation distincts contrôlent le ciblage de la transcription sous la synapse (Boîte N) par des facteurs trophiques d’origine neurale et en dehors de la synapse (Boîte E) par l’activité électrique.
Les étapes postérieures à la transcription, étudiées par Jean Cartaud, en collaboration avec mon groupe: transit par un Corps de Golgi spécialisé (1989), voie sécrétrice particulière (1990, 1995) et assemblage en agrégat sous synaptique par la protéine 43K-Rapsyn (découverte dans mon laboratoire par André Sobel, 1977) confirmèrent et étendirent le schéma d’une compartimentalisation “sélective” d’expression génique.
Les données étaient suffisantes pour que Michel Kerszberg et moi-même (1993) puissent décrire ce mécanisme sous la forme d’un modèle cybernétique formel qui rendait compte de la formation de cette “bande” d’expression génique, mais aussi de son positionnement sur un gradient de morphogenèse au cours du développement de l’embryon (Kerszberg et Changeux, 1994, 1998). L’enveloppe génétique qui encadre les processus d’épigenèse se définissait désormais, non plus seulement en termes de gènes, mais d’éléments chromosomiques qui règlent l’expression de ces gènes, en particulier par l’activité nerveuse.
Les récepteurs de la nicotine dans le cerveau
La même stratégie devait, tout naturellement, s’appliquer à l’expression des gènes du récepteur nicotinique neuronal dans le cerveau. Paul Clarke, Patrick, Heinemann et autres avaient décrit la distribution distincte des divers récepteur neuronaux et de leurs ARN messagers dans le cerveau. Un postoctorant venu d’Italie, Michele Zoli, montrait que, au cours du développement, l’expression des gènes a3, a4, b2, b4 débute très tôt chez l’embryon de 10 jours et peut être synchronisée dans certaines régions (moëlle épinière), mais pas dans d’autres (cortex cérébral). Cela suggérait une régulation particulièrement sophistiquée de la transcription. Mon étudiant, Alain Bessis (1993, 1997), révélait avec les sous-unité a2 et b2, que cette régulation était soumise à un jeu complexe de séquences régulatrices activatrices, mais aussi de séquences inhibitrices. L’analyse fine par des méthodes electrophysiologiques de la distribution du récepteur au niveau du neurone, réalisée par mes collaborateurs, Christophe Mulle (1990, 1991) et Clément Léna (1993, 1997) montrait de plus que la protéine réceptrice se distribue au niveau du soma et des dendrites du neurone, mais également au niveau des terminaisons axonales et des segments proches des terminaisons (Léna et coll. 1993). La question se posait alors de manière aiguë: quelles peuvent être les fonctions des diverses formes du récepteur nicotinique cérébral qui accompagnent une telle complexité d’organisation? Un supplément de réflexion théorique s’imposait.
L’Homme Neuronal et l’apprentissage cognitif par récompense
En 1983, je publiais “l’Homme Neuronal”. L’ouvrage reprenait le contenu de mes sept premières années de cours au Collège de France et s’enrichissait des travaux en cours de mon laboratoire. Je me hasardais à une synthèse critique des données rendues disponibles par les progrès fulgurants de la Neuroscience depuis les années 70, du niveau moléculaire et cellulaire à celui des fonctions cognitives, et même de la conscience. J’y développais et documentais la thèse de l’épigenèse par sélection de synapses. Dans le chapitre sur les “Objets mentaux”, je l’étendais aux fonctions supérieures du cerveau. Je reprenais la proposition fort ancienne de Legrand et de Hebb que les représentations que forment notre cerveau s’identifient à des états d’activité d’assemblées “coopératives” de neurone. Je l’intégrais au schéma sélectionniste en proposant que, l’acquisition de connaissances, en d’autres termes, l’inscription neuronale du sens, s’effectuait en au moins deux étapes: la genèse de “pré-représentations” multiples et transitoires, puis la sélection de la (ou des) représentation(s) “adéquate(s)” au monde extérieur. Le premier mécanisme de sélection retenu était naturellement celui de la “résonnance” entre pré-représentations d’origine interne et percept évoqué par l’interaction avec la réalité extérieure (1983).
Réalisant la nécessité d’une analyse plus approfondie, en particulier sur le plan cognitif, je m’en ouvrais, un jour, à mon ami Jacques Mehler dont l’expérience de psycholinguistique pouvait être source d’un enrichissement considérable. Il me mettait en contact avec son tout jeune étudiant, normalien et mathématicien, Stanislas Dehaene. Ce fut le point de départ d’un échange exceptionnellement fructueux qui se poursuit encore activement aujourd’hui! Dès le départ, nous nous entendions sur deux points majeurs: d’abord, une modélisation n’avait de sens que si elle concernait un comportement défini, accessible à l’expérience. Ensuite, la construction d’un modèle formel devait se faire sur des bases neurales plausibles. Elle devait être ” neuroréaliste “. L’apprentissage du chant du moineau des marais, tel que l’avait étudié Peter Marler et son groupe, servit de matériau de base à un réseau de neurones formels susceptibles d’apprendre des séquences de notes par résonance (1987).
L’extension du schéma à des tâches cognitives plus complexes, avec lesquelles je m’étais familiarisé au cours de mon enseignement au Collège de France, par exemple, celles qui, chez les mammifères, mobilisent le cortex frontal, parut plus difficile. Il fallait trouver un nouveau mode de sélection. La mise à contribution des processus de “récompenses”, suggérée, tant par Thorndike, Pavlov ou Skinner, mais dans un contexte “empiriste” parut plausible et adaptable au contexte sélectionniste. L’idée, de plus, enrichissait l’entreprise de modélisation d’une dimension biochimique nouvelle. En effet, depuis des années, des systèmes de neurones spécialisés dans “récompense” et “punition” avaient été identifiés. Ils engageaient des neuromédiateurs spécifiques comme la dopamine, la sérotonine, mais aussi … l’acétylcholine. L’idée fut donc proposée (Dehaene et Changeux, 1989, 1991) que les pré-représentations produites par un “générateur de diversité” neuronal pouvaient être sélectionnées par l’émission d’un signal de récompense évoqué par l’interaction avec le monde extérieur. Par contre, une punition pouvait déstabiliser le système et remettre en route la production de pré-représentations. Le modèle incluait même un mécanisme élémentaire, et encore hypothétique, de changement d’efficacité synaptique par le signal de récompense dérivé du schéma proposé en 1982 avec Thierry Heidmann. Celui-ci consisterait en une stabilisation différentielles, par le neuromédiateur de récompense, d’états allostériques des récepteurs synaptiques engagés dans la formation des pré-représentations. Les organismes artificiels virtuels, construits sur cette base, passèrent, de manière simulée, des tâches de réponse différée, comme le Tri de cartes de Wisconsin (1991) ou même le Test de la Tour de Londres (1997). Le modèle rendait compte des comportements cognitifs attendus. Il offrait, de surcroît, de nouvelles approches expérimentales.
Les méthodes d’invalidation in vivo de gènes chez la souris fournirent un modèle expérimental de choix pour mettre à l’épreuve nos réflexions théoriques qui couvraient les niveaux d’organisation emboîtés, de la molécule aux fonctions cognitives. La démarche permettait également de comprendre le rôle des diverses sous-unités du récepteur nicotinique neuronal. Je confiais à une posdoctorante américaine, Marina Picciotto, la tâche de construire une souris invalidée pour la sous-unité b2, la plus largement répandue dans le cerveau. Après plusieurs années difficiles et le concours de plusieurs collègues de l’Institut Pasteur, elle réussit (Picciotto et coll. 1995). La souris mutante présentait des traits de comportement fort singuliers. Elle ne répondait plus à la nicotine dans une tâche d’apprentissage par évitement passif et montrait également des altérations dans les processus de récompense. L’auto-administration de nicotine était abolie comme l’effet de la nicotine sur la libération de dopamine (Picciotto et coll. 1998). La souris mutante b2, comme la souris mutante a4, (aussi construite par une postdoctorante américaine, Lisa Marubio) avait également perdu l’effet anti-nociceptif de la nicotine et se trouvait donc altérée dans les mécanismes de punition. Ces données allaient dans le sens du modèle proposé. Même si la mise à l’épreuve de la théorie est encore modeste, des perspectives neuro-pharmacologiques nouvelles, tant sur la dépendance à la nicotine que sur l’analgésie s’ouvrent à la recherche.
Espace conscient et récepteurs nicotiniques
Dans l’Homme Neuronal, j’abordais le problème de la conscience et des bases neurales du “devenir conscient” pour en conclure qu’il s’agissait d’un système de régulations neuronales fonctionnant comme un tout. Dans mon cours de 1992, je suggérais que le réseau de neurones formels proposé par Stanislas Dehaene et moi-même pour rendre compte de la tâche de Wisconsin (1991) pouvait servir de point de départ pour le développement d’un modèle plus général qui inclurait un “compartiment conscient”. Deux événements incitèrent à entreprendre de manière directe cette modélisation. D’une part, Stanislas Dehaene avait créé un groupe de recherche indépendant consacré à l’imagerie cérébrale et souhaitait appliquer cette méthode à l’étude de l’espace conscient. D’autre part, l’occasion nous était offerte par Antonio Coutino de présenter nos idées devant les experts du domaine réunis par la Fondation Gulbenkian. Notre position se distinguait du réductionnisme extrême de Crick, de la dialectique de la complexité d’Edelman et des oscillations thalamocorticales de Llinas. Notre propos était plutôt d’imaginer une architecture neuronale qui rende compte, à la fois, du caractère global, unitaire, de l’espace de travail conscient et de la diversité des processeurs sous-jacents, tels que le psychologue Baars (1989) les avait définis. La proposition était faite, et décrite sous la forme d’un modèle informatique (Dehaene, Kerszberg et Changeux, 1998), que les neurones à axone long qui relient entr’elles des aires corticales distinctes, voire des hémisphères différents, jouent un rôle primordial dans la genèse de l’espace conscient. Dans des tâches avec effort, comme la tâche de Stroop, des pré-représentations “globales” mobiliseraient différentiellement ces neurones et donneraient lieu à sélection par des mécanismes d’évaluation vis-à-vis du monde extérieur, mais aussi d’auto-évaluation vis-à-vis du monde intérieur, subjectif, des mémoires à long terme. Le modèle informatique proposé permet de simuler la tâche de Stroop. Il rend compte également de la commande, par ces représentations globales, et, de “haut en bas”, de l’état d’activité des processeurs sous-jacents, suivant un processus neuronal simple. Une première réponse était apportée, en termes connexionnistes, au paradoxe soulevé par Sperry, d’un mystérieux contrôle de la conscience sur les processus neuronaux sous-jacents.
Les premiers travaux d’anatomie de Brodman (1908) et de Von Economo (1924) soulignaient la très grande richesse des régions frontales du cortex, en neurones pyramidaux des couches II et III, connus précisément pour posséder des axones longs. Si c’était bien le cas, le modèle prédisait une activation différentielle des aires préfrontales lors de l’accomplissement de tâches conscientes avec effort. C’est précisément ce que démontrent les travaux d’imagerie cérébrale, en particulier ceux effectués par Stanislas Dehaene et son groupe. Enfin, chacun connaît les effets de la nicotine sur l’éveil, sur l’attention. Devenait-il plausible d’établir un lien entre ces réflexions théoriques et les travaux réalisés sur le récepteur neuronal? Une découverte faite par les groupes de Bercovic et Steinlein allait l’établir (1995). Bercovic avait reconnu que plusieurs membres d’une même famille australienne souffraient d’une forme commune d’épilepsie nocturne, avec perte de conscience et convulsions, ayant pour origine le lobe frontal. C’était la première épilepsie génétique clairement identifiée: elle résultait d’une mutation dans le gène codant pour la sous-unité a4 du récepteur nicotinique de l’acétylcholine. La surprise fut plus grande encore lorsque l’acide aminé particulier dont la mutation entraînait le trouble épileptique était reconnu comme l’homologue de la sérine 261 du segment MII que nous avions initialement marqué par la chlorpromazine avec le récepteur de Torpille! Le hasard des mutations mettait en évidence, hors de toute idée préconçue, le même acide aminé que celui que nous avions marqué, cette fois de manière délibérée, pour identifier le canal ionique. Peut-on concevoir validation plus “objective” de ce travail expérimental?
Le thème des bases neurales de la conscience et de sa chimie s’ouvre désormais à la recherche scientifique. Il nécessitera, pour progresser, une approche multidisciplinaire qui unisse sciences de la vie et sciences de l’homme. Le projet de recherche mobilisant des jeunes chercheurs de mon laboratoire et déposé auprès de la Fondation Balzan se situe dans cette ligne de pensée.
Les références bibliographiques peuvent être trouvées sur le site Web de l’Institut Pasteur “Unité Récepteurs et Cognition”.