France
1985 Balzan Prize for Mathematics
Acceptance Speech – Bern, 15.11.1985 (French)
Monsieur le Président,
Messieurs les membres de la Fondation Balzan,
Mesdames et Messieurs,
Celui qui reçoit un prix aussi prestigieux que le prix Balzan ne peut manquer de ressentir des sentiments aussi vifs que variés. L’un d’eux, qui est celui que je désire exprimer en premier, Monsieur le Président, est celui de la reconnaissance. Reconnaissance pour la Fondation Balzan et son œuvre en faveur des arts, des lettres et des sciences. Reconnaissance aussi pour les membres du Comité des Prix, ainsi que pour les experts qu’ils ont consultés. D’évoquer ces experts amène au second sentiment, qui est celui de la surprise: pourquoi moi, parmi tant d’autres? On pense à ceux qui auraient pu être choisis; il n’en manque pas, et qui auraient fait grand honneur à la Fondation Balzan; je n’ai aucun mal à les imaginer ici à ma place. Mais le choix a été fait; il ne m’appartient pas de le discuter. Je peux ainsi me livrer sans réserve au troisième sentiment que je voulais exprimer: celui, tout simplement, de la joie que j’éprouve à recevoir ce prix, à être ici aujourd’hui avec vous, et à en profiter pour vous parler un peu de mon métier.
J’aimerais en effet vous dire quelques mots du travail des mathématiciens, de ce qu’ils cherchent et des méthodes qu’ils emploient. Ce n’est pas facile: il y a tant d’idées reçues — et d’idées fausses sur les mathématique! Essayons pourtant:
D’abord, que cherche le mathématicien? Gomme tout scientifique, il cherche à comprendre. Mais comprendre quoi? Quel est ce matériau, à la fois impalpable et infiniment résistant, sur lequel il travaille?
Prenons un exemple, tiré d’une branche des mathématiques qui m’est chère, la théorie des nombres. Cette théorie étudie l’un des phénomènes naturels les plus fondamentaux, à savoir la suite 0, 1, 2, 3,… des nombres entiers. L’homme de la rue n’y voit rien que de très banal: ce n’est pas plus mystérieux que ne le sont l’eau ou la lumière, pense-t-il. Le mathématicien, lui, sait que cet objet d’apparence innocente renferme tout autant de mystères que l’eau pour le chimiste et la lumière pour le physicien. Comment explorer ces mystères? Le physicien se sert d’instruments toujours plus perfectionnés: microscopes, accélérateurs, etc. Nous faisons de même. Mais nos instruments ne sont pas matériels (mis à part bâtons de craie, machines à écrire et ordinateurs), ils sont pure-
ment intellectuels, ce sont ce que nous appelons des «théories»: calcul différentiel, algèbre, topologie, géométrie algébrique… Ainsi, si nous désirons étudier les décompositions des entiers en sommes de nombres premiers (problèmes du type Goldbach), nous utiliserons la théorie dite «du crible», inventée il y a près de 2000 ans et considérablement perfectionnée dans les dernières 50 années (notamment par mon ami Enrico Bombieri, qui a reçu le prix Balzan en 1980). Pour d’autres questions, nous utiliserons des méthodes algébriques, où les nombres premiers apparaissent comme l’analogue des points d’une courbe, et les entiers comme l’analogue des fonctions sur cette courbe (cette curieuse analogie, qui date du début du siècle, s’est révélée d’une extraordinaire fécondité).
Il serait facile de multiplier les exemples. Ceux que je viens de donner permettent déjà d’entrevoir les deux aspects du travail du mathématicien:
– la construction de méthodes générales, ou de théories;
– leur application à la résolution de problèmes concrets.
Bien sûr, c’est là une vue très schématique, d’autant plus que la notion de «problème concret» est éminemment subjective (certains cristaux d’un espace à 24 dimensions sont très «concrets» pour mon collègue Jacques Tits, ils le sont un peu moins pour moi et ne le seraient sans doute pas du tout pour beaucoup de gens). En outre, toute théorie donne naissance à de nouveaux problèmes; ceux-ci sont vite considérés comme «concrets»; leur solution demande la création de nouvelles théories… Processus sans fin! Ce développement, un peu effrayant au premier abord par sa complexité, est heureusement compensé par les nombreux «ponte» que l’on construit entre les différentes théories (par exemple, on applique en arithmétique des idées provenant de la topologie). Ces ponts facilitent le passage d’un domaine à un autre; ils permettent à ceux qui le désirent d’éviter une trop grande spécialisation. Ce sont eux qui mettent en évidence l’unité des mathématiques — unité si forte que mon maitre Nicolas Bourbaki n’hésite pas à parler de «la mathématique» plutôt que «des mathématiques».
Mesdames et Messieurs, j’ai sans doute dépassé le temps qui m’était imparti, et j’ai peur de ne vous avoir donné qu’une idée très superficielle de ce qu’est mon métier. Avez-vous deviné, par eveniple, que c’est un niétier passionnant? Et qu’il donne de grandes joies? J’espère que oui.
Je vous remercie.