France
2001 Balzan Prize for Literary History and Criticism (post 1500)
La République des Lettres et l’identité européenne – Milan, 04.09.2006 Lectio Magistralis (French)
LA RÉPUBLIQUE DES LETTRES ET L’IDENTITÉ EUROPÉENNE
Mesdames, Messieurs,
Dans un récent ouvrage America’s Inadvertent Empire, les deux auteurs, MM. Odom et Dujarric, font valoir toute une série d’écarts qui à leurs yeux garantissent aux États-Unis, aujourd’hui et sur le très long terme, la suprématie sur leurs alliés les plus proches et les plus « développés », à savoir l’Union européenne et le Japon, avec lesquels ils entretiennent une relation contractuelle et honorable. Selon les deux auteurs, ces écarts, notamment bien sûr l’écart militaire, mais pas seulement, donneraient à l’alliance avec Europe et Japon un caractère de relative subordination de fait, donnant lieu aux actuels discours de certains Européens sur « l’Empire » et « l’hyperpuissance ».
Les plus intéressants chapitres de ce livre sont ceux qui traitent de « l’écart universitaire », de « l’écart scientifique » et accessoirement de « l’écart médiatique » entre les États-Unis et ses principaux alliés « développés ». Pour reprendre la distinction médiévale entre imperium et studium, qui reposait sur l’antithèse entre l’exercice du pouvoir et la connaissance désintéressée, l’imperium de fait que, selon ce rapport, les États-Unis exercent sans l’avoir cherché, a pour contre partie un studium désormais sans rival. Toutefois le désintéressement que postulait l’antithèse médiévale n’est plus à l’ordre du jour. Il va de soi pour nos deux auteurs que le studium est un contrefort indispensable de l’imperium, la qualité de l’éducation et l’organisation de la recherche scientifique aux États-Unis étant perçus comme des éléments indispensables à la logistique de l’imperium économique, médiatique, et militaire américains.
Ernest Renan, dans son célèbre essai La Réforme intellectuelle et morale, a été le premier en France à faire percevoir cette moderne subordination du studium à l’imperium : si la Prusse de Bismarck a pu écraser militairement en 1870 la France de Napoléon III et se poser en Second Empire allemand, c’est que l’université humboldtienne et la qualité de sa recherche scientifique avaient permis à la Prusse de conjuguer à la force militaire une intelligence, une science et des techniques supérieures. Si la France voulait à l’avenir tenir tête à la nouvelle Allemagne, elle devait, avertissait Renan, réformer son système d’éducation et coordonner son potentiel scientifique accru à son potentiel économique et militaire. La politique éducative et la politique impériale de la IIIe République tinrent le plus grand compte de l’analyse proposée par Renan du secret de la victoire allemande de 1870.
Quoique MM. Odom et Dujarric excluent toute rivalité de cet ordre entre les États-Unis et leurs alliés européens et japonais, ils n’en soulignent pas moins que la relative subordination de la Grande-Bretagne, du Japon et de l’Europe continentale aux États-Unis repose sur un écart de studium autant que d’imperium. Selon ces auteurs, chiffres à l’appui, l’Université américaine, génératrice de publications de recherche et d’érudition qui font autorité, en quantité comme en qualité, est devenue le pôle magnétique d’un système mondial de science et de savoir dont elle est l’arbitre et qui draine à elle bon nombre d’étudiants et de chercheurs européens, et non les moins doués.
En ce qui regarde les sciences dites « dures », deux tiers des Prix Nobel depuis 1945 sont allés à des savants américains ou ayant poursuivi leurs recherches aux États-Unis. La prééminence américaine dans les sciences est assurée par une profonde intégration logistique de la recherche fondamentale et de l’innovation industrielle et technologique, civile et militaire, privée et fédérale. Parmi les explications que les deux auteurs proposent de l’efficience des universités privées, des instituts de recherche, des musées et autres foyers de haute culture américains, ils font valoir ce qu’ils appellent « l’éthique du bien public » propre à la nombreuse richesse privée américaine. Évitant l’intégration par la bureaucratie d’État ou de parti, vampire fatal aux régimes totalitaires de droite ou de gauche, un évergétisme général donne au système de haute culture des États-Unis sa souplesse adaptative, sa vitalité et une réelle indépendance financière, tout en prévenant le péril diagnostiqué pour la démocratie libérale américaine par Tocqueville en 1840, puis par Thorsten Veblen au début du XXe siècle, la formation d’une égoïste aristocratie d’argent chloroformant par le conformisme la liberté critique et l’initiative personnelle des individus.
La sobre apologétique des États-Unis à laquelle se livrent MM. Odom et Dujarric va au devant de la conviction plus ou moins consciente chez beaucoup d’Européens d’aujourd’hui, mais que leur dicte le mythe médiéval enfoui au fond de leur mémoire, d’une translatio imperii et studii qui, d’âge en âge, déplace son centre de gravité d’Est en Ouest, de la Mésopotamie à la Grèce, de la Grèce à Rome, de Rome à l’Europe du Nord et qui, maintenant, se serait transportée Outre-Atlantique. Le mythe médiéval opposait imperium et studium, comme il opposait pouvoir temporel impérial et pouvoir spirituel pontifical. Le studium était du côté de l’Église et dans l’Église, éclairant sa vocation eschatologique au salut des âmes. L’imperium n’avait pour fin toute terrestre et charnelle que la conservation immédiate du corps politique.
Le studium était de l’ordre de la contemplation, l’imperium de l’action. Dans la continuité de la philosophie grecque platonicienne et aristotélicienne qu’elle mettait en service de la théologie, le studium monastique et théologique de la Respublica christiana médiévale était une theoria, désintéressée de la pratique, tout entière consacrée in via dans le temps terrestre à formuler les jalons du retour des âmes in patria, jusqu’au face à face avec Dieu, d’outre monde et d’outre temps, promis par saint Paul et saint Augustin en lieu et place de la fallacieuse « région de dissemblance » mondaine. Comment est-on passé de cette conception classique et contemplative, grecque et chrétienne, du studium, à la conception moderne qui en fait, outre l’auxiliaire du seul pouvoir temporel et de ses fins pratiques, un progrès ininterrompu du connaître et de l’agir sur le chemin duquel les retardataires sont condamnés au sort des vaincus et les traînards à celui des subordonnés ? Cette question est au fond de l’histoire européenne de la République des lettres, cette communauté supranationale de savants apparue au cours du XVe siècle en Italie, se réclamant de plus en plus ouvertement d’une libertas philosophandi vis-à-vis de la théologie et cherchant de plus en plus souvent, pour se libérer de son autorité, l’appui des États-nations naissants, eux aussi soucieux de s’émanciper du pouvoir spirituel ecclésial. Paradoxalement, la libertas philosophandi scientifique et critique au nom de laquelle oeuvrait la République des lettres pour se libérer du joug théologique et de la vérité révélée projetait la philosophie moderne au service pratique de l’action des États, l’arrachant à cette vocation contemplative dont ne s’était jamais départie la philosophie antique, vocation qui avait permis sa reprise par la théologie médiévale.
Apparus sur la scène des États-nations au cours du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à un moment victorieux de la République des lettres, les États-Unis et leur Constitution trois fois séculaire sont à coup sûr les héritiers et les conservateurs du dessein principal des Lumières, le progrès du savoir scientifique et critique au service du bonheur matériel et terrestre des individus et des nations. Avec sa pénétration coutumière, Tocqueville a fait remarquer quelque part dans la seconde Démocratie en Amérique que les Américains sont cartésiens sans avoir eu besoin de lire Descartes. Il pensait à la péroraison du Discours de la méthode, où Descartes, sortant de la solitude du « je » philosophique moderne qui a osé penser par lui-même, fait appel à tous les « bons esprits » et les invite à tirer parti ensemble, avec lui et après lui, de la méthode critique de recherche de la vérité dans les sciences dont les effets techniques bénéfiques se feront toujours davantage sentir au profit immédiat de tous:
« Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède [contre l’isolement du chercheur, ses moyens matériels limités, la brièveté de la vie] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant chacun selon son inclination et son pouvoir aux expériences qu’il faudrait faire et communiquant ainsi au public toutes les choses qu’ils apprendraient afin que, les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions tous ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier. »
Dans la traduction latine publiée sept ans plus tard sous le contrôle de Descartes, le mot « public » employé deux fois dans le texte original français est traduit deux fois par Respublica literaria.
Le programme cartésien de progrès scientifique et technique cumulatif, par la collaboration des esprits se soumettant à un même méthode d’enquête sur les mêmes objets, se donnait pour fin de rendre ses collaborateurs « maîtres et possesseurs » d’une Nature enfin asservie aux besoins matériels de l’homme, et notamment au prolongement de sa vie et à la guérison de ses maladies.
Comme l’a fait observer Léo Strauss, ce programme d’efficacité pratique assigné à la philosophie moderne de la nature par le chancelier Bacon, puis par Descartes, avait été précédé au XVIe siècle par le programme d’efficacité pratique assignée à la philosophie politique moderne de l’État par Machiavel. Dans la même ligne utilitaire et séculière que Machiavel, la philosophie politique de Hobbes, contemporain de Descartes, fait de l’État l’instrument du bonheur social et le patron tout désigné du programme scientifique baconien et cartésien.
De tels programmes, rompant radicalement aussi bien avec la vocation contemplative de la philosophie grecque qu’avec celle de la théologie médiévale, et préludant à la philosophie d’un progrès des Lumières à l’échelle terrestre, étaient inconcevables sans l’existence préalable en Europe d’une « République littéraire », volontiers protégée par les États-nations surgis dans les ruines de la République chrétienne médiévale et relativement solidaire dans son souci de ruser avec la censure de l’Église. C’est à bon droit que Descartes fait appel à elle en 1637, pour la persuader que sa propre méthode pour établir des vérités infalsifiables est l’instrument le plus efficace de la collaboration scientifique internationale. Auparavant, il avait fait en vain appel à ses anciens maîtres jésuites, certes présents alors sur tous les fronts du savoir et formant à eux seuls une République des lettres bis, mais dont la « liberté de philosopher » était contenue par leurs vœux de fidélité à l’orthodoxie aristotélico-thomiste de l’Église romaine.
Qu’est-ce cette « République littéraire » dont la recherche historique ne s’est occupée ici et là que depuis une ou deux décennies seulement, évitant trop souvent d’apercevoir les enjeux théologiques et politiques de son travail d’abeilles ? Ni les chancelleries, ni les géographes et cosmographes de l’époque ne font le moindre état de cette République fictive ni de ses frontières. Avant que sa dénomination française, « République des Lettres », n’en révèle l’existence et l’autorité à la fin du XVIIe siècle à un large public européen, par les titres de périodiques publiés en Hollande par Pierre Bayle et Jean Leclerc, Nouvelles de la République des Lettres, Bibliothèque de la République des Lettres, on n’en trouve mention que dans les préfaces et les correspondance en latin, de savant à savant, d’érudit à érudit, et sous la forme usitée dans la traduction latine du Discours de la Méthode : Respublica literaria. Respublica : c’est le capital en constante augmentation de tous les Européens érudits. Literaria : c’est le fonds de ce capital, le patrimoine retrouvé de textes et de monuments de l’Antiquité classique devenu la souche mère de l’encyclopédie moderne et en expansion des disciplines de recherche. Le développement de ce nouveau studium en marge des Facultés de théologie passe nécessairement par la communication littéraire d’un bout à l’autre de l’Europe, sous forme manuscrite ou imprimée, sous les espèces de livres ou de lettres missives, par l’entremise des postes royales ou impériales qui ont pris le relais du réseau supranational des grands ordres monastiques directement rattachés à Rome. L’adjectif « littéraire » exclut toute division entre ce que C. P. Snow a appelé, dans un célèbre discours de Cambridge, les « deux cultures ». Le magistrat toulousain Fermat appartenait à la Respublica literaria par deux de ses activités en marge de sa profession : les hautes mathématiques et la composition de poésies latines.
Où et quand cette expression est-elle apparue ? En Italie, au début du XVe siècle, dans le milieu florentin de la seconde génération des disciples de Pétrarque, dont on a fêté récemment dans toute l’Europe le cinquième centenaire. La première occurrence connue du syntagme Respublica literaria intervient en 1417, deux cent vingt ans avant le Discours de la méthode. On la trouve dans une lettre envoyée de Florence par le jeune vénitien Francesco Barbaro à un secrétaire de Curie en mission au concile de Constance, Poggio Bracciolini, le félicitant des trouvailles qu’il a faites, en marge de ses activités professionnelles, en furetant dans les bibliothèques de couvents helvètes : il a retrouvé les manuscrits de textes intégraux d’œuvres antiques que l’on croyait perdues ou à jamais mutilées, notamment celui de l’Institutio Oratoria de Quintilien, dont tout historien de la pédagogie sait le rôle séminal qu’il va jouer dans l’histoire moderne de l’enseignement secondaire européen.
Dans la lettre de Francesco Barbaro, on trouve déjà les traits essentiels de l’ « éthique du bien public » qui va cimenter la République des Lettres italienne, puis dès le début du XVIe siècle, européenne, et la rendre capable de rapides et incontestables progrès : l’hommage rendu à Poggio par Francesco Barbaro l’est au nom d’une communauté dont ce philologue est l’émanation et la fierté ; il donne l’exemple du sens élevé des devoirs que chacun des membres de cette communauté se sent tenu de remplir, par delà sa carrière professionnelle et ses intérêts personnels, envers un bien commun universel qui lui-même dépasse celui de la cité ou de la nation auxquelles chacun d’entre eux appartient. Ce bien commun, c’est la redécouverte, pièce à pièce, et l’accroissement du fonds gréco-romain dispersé, endommagé ou enfoui par les invasions barbares et l’ignorance des moines : le lien social de cette communauté d’intérêt hautement public, mais de statut privé, c’est l’amitié désintéressée entre pairs telle que l’ont célébrée Cicéron et Sénèque, autre présupposé moral, avec le sens du devoir civique envers le bien commun, d’une coopération généreuse et efficace en vue de son augmentation.
Nous sommes alors dans la première phase de la Renovatio literarum, celle qui va culminer en 1420-1450 par le retour en Italie du fonds grec rapporté de Byzance en péril : chasseurs de manuscrits, antiquaires, philologues reconstituent comme un puzzle l’ensemble des textes dépositaires de l’encyclopédie gréco-latine, ils en établissent et publient des éditions manuscrites puis imprimées ; par les fouilles et les relevés topographiques, ils extraient des grottes et des ruines les éléments d’une vue synthétique de la statuaire, de l’architecture civile et militaire, de l’urbanisme, des communications, de la monnaie, bref de la civilisation gréco-latine.
La deuxième phase commence à la fin du XVe siècle au moment où d’autres Européens viennent se joindre aux Italiens pour se mettre à leur école et collaborer avec eux : les éditeurs de manuscrits antiques, scientifiques ou littéraires et les étudiants d’œuvres d’art antiques ne se bornent plus à mettre en lumière et à restaurer des « témoignages » corrects du savoir et du savoir faire antique ; ils les prennent pour point de départ de recherches nouvelles donnant lieu à des disciplines distinctes, mais souvent pratiquées par le même « citoyen » de la République littéraire, en correspondance et en coopération avec des pairs tout aussi encyclopédiques, pluridisciplinaires et pantagruéliques que lui.
J’ai déjà évoqué les traits éthiques de cette collaboration, que la diffusion de l’imprimé et la circulation des lettres missives permet d’opérer à distance ; cette éthique civique embrassée de leur plein gré et à titre privé par des philologues, des antiquaires, des poètes, des savants en plusieurs savoirs, autorise le contournement des institutions routinières, hostiles ou inquisitoriales. La plupart des membres cooptés de la Respublica literaria consacrent en effet à leurs travaux le temps de leur otium studiosum, de leur « loisir studieux », en marge de leurs activités professionnelles de magistrats, de médecins, de secrétaires, bénéficiant d’un mécénat princier ou cardinalice, mais aussi ecclésiastiques transformant, avec l’agrément de leurs supérieurs et le soutien matériel de leurs communauté, leur otium religiosum en otium studiosum, ou bien encore, marchands ou fils de marchands, libraires et clients de libraires, subventionnant eux-mêmes leurs propres travaux et recherches.
Le statut essentiellement privé, volontaire, souvent autofinancé, comme ce fut le cas pour Descartes, de cette citoyenneté transversale à tous les types sociaux d’Ancien régime, a conféré aux travaux, à la coopération interne et aux débats de la République des Lettres une vitalité, un pouvoir d’attraction, une capacité d’adaptation aux circonstances, une indépendance et résistance aux censures que ne pouvaient offrir les anciennes universités. L’éthique de ses membres, pénétrés du De Officiis et du De Amicitia de Cicéron, du De Otio de Sénèque, leur a souvent permis non seulement de passer au travers des hostilités entre nations et caractères nationaux, mais de surmonter parfois, sur tous les terrains extra-théologiques ou scripturaires, les différences et les persécutions confessionnelles violentes, avant comme il en advint après le schisme du XVIe siècle.
L’expression Respublica literaria a certainement été frappée au coin de l’expression médiévale Respublica christiana. Sa gestation a en effet coïncidé avec le premier Grand Schisme, celui du XIVe siècle, qui a ébranlé l’autorité du Siège romain et renforcé à proportion l’identité des États laïcs. Elle a pourvu une Europe émiettée politiquement d’un moderne studium à la fois collégial et local qui tente de concilier l’unité de dessein philosophique et la multiplicité des appartenances nationales. Son aire géographique, d’abord limitée à l’Italie, avec pour centres nerveux Bologne, Florence, Naples, Padoue, Rome et Venise, s’élargit dès le début du XVIe siècle à la France, à l’Angleterre, à la Suisse, aux Pays-Bas, à l’Espagne, au Saint-Empire germanique, à la Scandinavie, à la Bohème, à la Hongrie, à la Pologne. C’est à peu près l’Europe telle que nous la connaissons actuellement, pour peu qu’elle cesse de s’élargir. C’est à cette aire géographique que songeait le grand éditeur des classiques de la science, de la philosophie et de la littérature grecques, Alde Manuce, en écrivant les préfaces-éditoriaux qu’il publie à Venise entre 1499 et 1517, en tête de son Platon ou de son Aristote, dont il sait qu’ils vont figurer dans toutes les bibliothèques de lettrés européens. En disséminant en Italie et hors d’Italie, en envoyant à l’abri aux quatre coins de l’Europe le fruit du travail de plusieurs générations de philologues italiens, collationné et parachevé par une équipe internationale de philologues réunie autour de lui, il s’assure que désormais les pires catastrophes ne pourront plus recommencer ce qui s’était passé en Occident au VIe siècle ou à Byzance au siècle précédent : grâce à l’imprimerie, le fil renoué du savoir antique ne pourra plus désormais être interrompu. Il ne pourra non plus cesser d’augmenter dans des directions que les Anciens n’avaient ni prévues ni souhaitées.
L’essai de Léo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, aide à comprendre comment la maîtrise rhétorique dans la République des Lettres permit à des philosophes aussi prudents et hardis que Machiavel, Descartes ou Spinoza, voire à des savants aussi imprudents que Galilée de ménager des interprétations différentes de leurs écrits. L’éthique civique et la solidarité philosophique pratiquée par les citoyens cooptés de la République des Lettres, et qui leur était intimée sans relâche par leurs chefs de file, Érasme, Peiresc, ou Voltaire dans leur correspondance, supposaient dans ses rangs à la fois la tolérance malgré les désaccords doctrinaux et un front commun contre l’ennemi. L’amitié philosophique, lien social de la République des Lettres, ne supprimait pas sa dimension agonistique interne indispensable à la recherche de la vérité. « On y fait la guerre à qui que ce soit », écrit Pierre Bayle.
Il arriva même que ce droit à la critique s’exerçât au dépens de ce qui pouvait sembler la raison d’être de la République des Lettres, le progrès ininterrompu et universellement bénéfique des Lumières critiques, scientifiques et techniques sur les ténèbres de la superstition et de l’orthodoxie théologique. Voltaire, dans Le siècle de Louis XIV, a exalté l’alliance sous le Grand roi, entre le Prince absolu et la constellation d’Académies royales qui officialisait la République des Lettres, faisant de Paris et de Versailles les rivaux victorieux du « prophète désarmé », le pape de Rome et les fourriers du triomphe de la philosophie moderne. Voltaire oublie d’évoquer la Querelle des Anciens et des Modernes qui éclata en 1687 au sein des académies de Louis XIV. Pour la première fois surgit de l’intérieur de la République des Lettres, et non du sein de l’Église, une critique de principe au nom de l’antique et chrétienne théoria, de l’immodestie moderne et de l’idée prométhéenne de progrès. Le même roi Voltaire devra bientôt combattre avec la dernière virulence la critique infiniment plus radicale des Lumières développée au nom de la raison philosophique et dans les rangs mêmes des philosophes par Jean-Jacques Rousseau.
L’Europe ne peut se chercher une identité unitaire dans ses nations, dont aucune, heureusement, n’a réussi à imposer un Empire. Sa mémoire lui livre néanmoins deux principes d’identité dans la multiplicité : la République chrétienne médiévale et la République des Lettres apparue à la Renaissance, la seconde critique de l’autre, mais à plusieurs reprises, critique radicale d’elle même. Rousseau n’est pas une voix isolée. L’alliance préconisée par les philosophes voltairiens entre le progrès des Lumières et le despotisme éclairé de Catherine II, Frédéric II culmina dans la Terreur jacobine. Elle reste au cœur de l’hégélianisme. Conjuguant l’ironie de Voltaire à l’enthousiasme de Rousseau, la critique nietzschéenne de la modernité a ouvert à la fin du XIXe siècle une crise de l’idée de progrès par le bras séculier de l’État qui est loin d’être dénouée.
Cette histoire théologico-politique et philosophico-politique, longue et contrastée, les États-Unis ne l’ont pas directement connue. Ils sont montés dans le train au plus fort du succès des Lumières. Mais cette histoire contrastée doit rester présente à la mémoire européenne comme son plus sûr patrimoine commun. La religion aux États-Unis, Tocqueville l’a bien noté, n’y a jamais fait figure de pouvoir spirituel théologique, elle est au contraire une force d’intégration politique et civique, un adjuvant, comme le studium scientifique et technique, quoique par d’autres voies, de l’imperium national. Même le catholicisme romain n’y prospère qu’au titre de secte privée. Pour autant, l’absence d’un pouvoir spirituel religieux ou philosophique autonome n’empêche pas les États-Unis se préserver du totalitarisme où l’Europe est trop souvent tombée. L’État y est d’autant plus vigoureux qu’il n’est pas tout et qu’il ne cherche pas à l’être. Le self government local, le culte du self made man, la multitude foisonnante des initiatives privées et un profond civisme autour de la Constitution sentie comme une création perfectible et continuée, interdisent le gel des esprits et encouragent la libre expression du dissent. Les Européens sont tentés de trouver naïve la foi américaine dans le progrès universel et univoque des Lumières qui légitime à long terme leur imperium économique et militaire, leur studium scientifique et technique et même leur bon usage utilitaire de la religion. C’est aussi cette foi missionnaire qui explique le refus du gouvernement américain de signer les accords de Kyoto. Cependant l’écologie, critique du progrès, trouve aux États-Unis des interprètes qui, à titre privé, cherchent à lui donner un statut de philosophie et de science, alors que cette critique des périls du progrès s’attache le plus souvent en Europe à une idéologie facile et bruyante. Il reviendrait pourtant à l’Europe, qui a inventé le progrès, mais aussi la critique du progrès et l’idée d’une modération du progrès, à montrer la voie dans cet ordre.
Un avantage incontestable des États-Unis est à l’évidence qu’ils ont conquis leur indépendance nationale et pris le train des Lumières au bon moment et sous leur meilleur angle libéral. Un tout autre pli avait été pris depuis longtemps par les États-nations européens et par leurs courtisans- philosophes. La Révolution française, donnant le ton aux nombreuses révolutions nationales qui l’ont suivie en Europe et hors d’Europe, n’a fait qu’aggraver ce pli anti-libéral. Sans doute Voltaire était il trop ardent à célébrer le système encyclopédique d’Académies perfectionné par Louis XIV et Colbert à partir de 1663, et qui associait le studium, et pas seulement français, Huyghens et Cassini en témoignent, à l’exercice intelligent et à l’autorité spirituelle de l’imperium. Mais il est vrai aussi que les Académies royales de l’absolutisme ne furent que la partie émergée et officielle d’une République européenne des Lettres dont la partie immergée restait essentiellement privée Les ecclésiastiques, rarement cooptés par les Académies royales, Minimes, Jésuites, Messieurs de Port-Royal, Bénédictins de Saint-Maur y jouent un rôle déterminant, de même que des nobles, des magistrats, des roturiers indépendants matériellement et moralement. À Londres, les premiers adeptes du programme d’Advancement of Learning de Francis Bacon coopérèrent d’abord en privé sous le nom d’ « Académie invisible », avant d’entrer dans l’officielle Royal Academy. La « révolution scientifique » du XVIIe siècle a eu pour milieu nutritif et protecteur une République libérale de philosophes de la nature qui s’étaient organisés pour ne recevoir de lois que d’eux-mêmes et qui n’ont pas renié cet esprit même dans les Académies royales où quelques uns sont entrés.
En fait, en France et aussi en Italie d’Ancien régime, l’évergétisme privé n’a pas cessé d’offrir aux savants et studieux un marge de mouvement et d’indépendance suppléant au mécénat des États éclairés de l’Europe de l’Ouest, parmi lesquels il faut compter, selon les pontifes, le gouvernement de l’État ecclésiastique lui-même. En Angleterre, la même fonction est assurée par la riche aristocratie terrienne et commerçante. En Hollande, de puissantes familles de libraires, dont la clientèle est européenne, ont permis à un Pierre Bayle, à un Jean Leclerc, à un Pierre Costes, traducteur de John Locke, de jouer le rôle qu’Érasme à Bâle n’avait pu exercer qu’avec le soutien et le de la puissante famille, les Amerbach.
L’éthique privée du bien public de la science, des lettres et des arts, que le livre d’Odom et de Dujarric nous montre opportunément à l’œuvre dans les classes riches des États-Unis d’aujourd’hui, était donc extrêmement vivante dans l’Europe d’Ancien régime, et elle soutenait tout naturellement l’éthique de l’amitié savante et du service désintéressé du savoir qui liait et faisait coopérer l’internationale des citoyens de la République des Lettres. Non seulement ceux-ci trouvaient des mécènes qui leur procuraient le loisir de poursuivre leurs travaux, mais ils bénéficiaient chez ces mêmes mécènes de bibliothèques, cabinets d’histoire naturelle, laboratoires de physique, collections d’antiques et d’œuvres d’art, et même souvent d’une sociabilité cosmopolite, savante et lettrée. Ces mécènes eux-mêmes, magistrats comme Montesquieu ou Malesherbes, fermiers généraux comme Helvétius et Lavoisier, voire plus rarement grands seigneurs, comme le comte de Caylus, consacraient une partie importante de leur temps libre, comme l’avaient fait avant eux Guillaume Budé, Henri de Mesmes ou Nicolas de Peiresc, à l’otium studiosum, aux études savantes et à la coopération entre « bons esprits ». Voltaire lui-même n’a eu de cesse qu’il ne se constitue une fortune personnelle considérable pour assurer son indépendance économique et exercer depuis la frontière franco-suisse, dans son fief de Ferney, la magistrature européenne de la République des Lettres qui fit de lui l’Érasme du XVIIIe siècle.
La Révolution française et l’Empire napoléonien donnèrent l’exemple funeste aux futures révolutions nationales européennes, de droite et de gauche, d’États-nations plus jaloux de tout contrôler au nom du peuple souverain que ne l’avaient été les royautés d’Ancien régime, imprudemment encouragées par les philosophes à exercer au nom de la raison un « despotisme éclairé ». En vain Benjamin Constant, discrédité par son ralliement à Napoléon pendant les Cent jours, opposa dans une conférence lumineuse, en 1818, « la liberté des Anciens » à la « liberté des Modernes », priant l’État « de rester dans ses limites, de se borner à être juste » et concluant : « nous nous chargerons d’être heureux », impliquant par là que la religion aussi était affaire privée. Cette analyse n’a pas eu de succès en Europe. Une sorte d’unanimité hégélienne de droite et de gauche, au nom de principes apparemment incompatibles, et cela dans les rangs les plus distingués du studium, n’a plus cessé en Europe continentale de discréditer ce libéralisme économique et politique, de décourager le self government et l’initiative privée, poussant l’État-Providence identifié à la Raison à introduire dans tous les domaines son contrôle bureaucratique et trop souvent un conformisme idéologique rigide en comparaison desquels « l’Infâme » du XVIIIe siècle honni par Voltaire fait modeste figure.
On en est arrivé, dans des nations d’Europe qui se réclament pourtant du siècle des Lumières et qui se veulent affranchies des tyrannies et idéologies totalitaires, à substituer au studium une « culture » débitée pompeusement en tranches par une ingénierie d’État appropriée, fade gâteau préfabriqué et sans goût que gobe un public passif et oisif dont l’éducation et la mémoire, elles aussi ramenées à la portion congrue, sont trop souvent hors d’état de comparer à de plus savoureuses ou fortes nourritures. On touche ici à un point extrême de l’abaissement du studium par l’État, qu’il n’éclaire plus comme le souhaitaient les philosophes voltairiens du XVIIIe siècle et comme le conçoivent toujours les Américains d’aujourd’hui, mais qui se trouve consommé et vulgarisé par son maître à des fins immédiates de popularité électorale et médiatique.
L’Europe de la guerre froide, puis de l’après-chute du mur de Berlin jouit depuis un demi-siècle d’une paix et d’une prospérité garanties, qu’on le veuille ou non, par l’imperium bienveillant des États-Unis. Qu’a-t-elle fait de cet extraordinaire répit, unique dans ses annales ? Elle n’a guère été au delà d’une zone de libre-échange où il est fait meilleur vivre que partout ailleurs, du fait du vieil humus dont elle hérite, mais où ni la hardiesse de réflexion sur son long passé ni l’audace de vision de son avenir n’ont pas prévalu sur la consommation et la gestion au jour le jour d’un répit apparemment bien fait pour favoriser l’une et l’autre.
L’heure des grands périls se rapproche pourtant de nouveau. Le protectorat américain s’éloigne. Il nous faut savoir enfin qui nous sommes et ce que nous voulons devenir. La paix assoupit, le danger éveille. Si seulement nous pouvions cette fois nous éveiller à temps et à la hauteur voulue ! Cela suppose non seulement une remémoration, mais une restauration du studium européen critique de lui-même, c’est là que se trouvent le cœur de notre identité et le principe de notre unité. Cela suppose aussi un retour des États et des bureaucraties publiques à une conception à la fois plus modeste et plus ambitieuse de leur rôle, concentrée sur les seules tâches vitales pour tous qu’ils sont seuls à pouvoir assumer. À l’horizon déprimant d’une société d’assistés qui se dispensent d’agir en citoyens doit être substitué aussi souvent que possible le libre jeu des vocations et des initiatives personnelles.