France
1999 Balzan Prize for Philosophy
Panoramic Synthesis – 16.11.1999 (French)
Mon intérêt pour la philosophie date de la classe de philosophie à la fin de mes études secondaires ; il a été confronté à une exigence de rigueur conceptuelle et de courage intellectuel à laquelle je me sens redevable pour toujours. Quelques années plus tard j’ai eu le bonheur d’étudier auprès du philosophe Gabriel Marcel en marge de la Sorbonne : c’était, cette fois, la libre exploration des questions embarrassantes à la limite de la réflexion et de la vie qui m’était proposée. C’est là ma seconde rencontre personnelle dans le royaume des idées. La même année je fus initié aux ouvrages déjà publiés de Husserl, le fondateur du courant phénoménologique, et à son souci de description exacte et fine des phénomènes psychiques. Cette influence fait aussi partie de mon fonds de conviction durable. S’y ajouta, à l’époque de ma captivité en Allemagne comme prisonnier de guerre, l’influence de Karl Jaspers dont l’orientation philosophique est consignée dans son grand livre intitulé Philosophie. Je me trouvais ainsi, au sortir de la deuxième guerre mondiale, équipé pour une carrière et une œuvre personnelle, sous le triple patronage tutélaire de Gabriel Marcel, de Karl Jaspers et de Husserl.
I
Ma première contribution à la philosophie, outre mes ouvrages dédiés à la pensée de mes premiers maîtres, fut un exercice de philosophie phénoménologique consacré à la Volonté : Le volontaire et l’involontaire (1950). J’y décrivais, à la façon de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception, les phénomènes fondamentaux de la sphère pratique d’expérience :le projet, l’habitude, l’émotion et, pour la première fois, l’inconscient placé alors sous le titre de l’involontaire absolu, pour le distinguer des résistances et des appuis que la volonté rencontre au niveau de lucidité de la conscience maîtresse d’elle-même. La confrontation avec l’inconscient devait m’occuper longuement dans les années 1970. Mais auparavant, je m’employai à élargir le champ de mon enquête sur la volonté en prenant compte des expériences ambiguës ressortissant à la volonté mauvaise et volontiers assignées à des forces mauvaises. De cette époque date mon intérêt pour les expressions symboliques, mythiques et poétiques dans lesquelles l’humanité – principalement hébraïque et grecque – a inscrit son expérience du mal moral. De cette excursion dans les régions les plus insolites du langage date la seconde partie de ma Philosophie de la volonté : Finitude et culpabilité (1960).
En fait, le problème de la volonté mauvaise et du mal m’avait contraint à compléter la méthode phénoménologique de description essentielle par une méthode herméneutique d’interprétation empruntée à une toute autre tradition que la phénoménologie husserlienne, celle de la philologie classique, de l’exégèse des textes sacrés, de la jurisprudence. Une problématique nouvelle se proposait, où le détour par le langage et ses grandes unités de discours que sont les textes, imposait ses médiations entre l’expérience vive et la réflexion philosophique. Cette problématique peut se résumer dans deux formules que plusieurs lecteurs ont retenu des travaux de cette époque : “le symbole donne à penser” et “expliquer plus pour comprendre mieux”. La première formule conclue bien ma philosophie de la volonté ; la seconde ouvrait une ère nouvelle pour mes travaux ultérieurs : elle met dans un rapport tendu deux approches fréquemment tenues pour adverses l’une de l’autre, l’explication, qui rapproche les sciences humaines des sciences de la nature, et l’interprétation, qui ne se laisse pas trancher par l’observation empirique mais ouvre un espace de discussion entre interprétations concurrentes au risque de la lecture des grands textes de notre culture.
C’est à une telle confrontation entre interprétations rivales que je me livrai dans: De l’interprétation. Essai sur Freud (1965). J’y reprenais, à nouveau frais le problème de l’inconscient, rencontré pour la première fois chez mon premier maître de philosophie, et traité systématiquement sous le titre de l’involontaire absolu dans ma philosophie de la volonté. Ce n’était pas comme involontaire que l’inconscient revenait, mais comme porteur d’un sens offert au déchiffrage sur la double ligne de l’explication en terme de pulsion et d’interprétation en terme de double-sens, comme on voit dans le rêve, les symptômes, les lapsus, les expressions mythiques ou poétiques. Je tentai alors de concilier les deux approches – en gros “naturaliste” et “herméneutique” – en posant que l’inconscient était lui-même, en tant qu’objet de recherche et d’examen, un point de croisement de la “force” et du “sens”, de la “pulsion” et de la “représentation”. A ce titre, il me paraissait mettre en échec les philosophies de la conscience issues de Descartes et auxquelles continuait d’appartenir la phénoménologie de Husserl que j’avais moi-même pratiquée dans mes premiers travaux. Dans cet océan de perplexité je cherchai un guide approprié dans le fonctionnement complexe du langage : c’est ainsi que j’ai glissé progressivement d’une philosophie de l’action à une philosophie du langage avant que le mouvement du balancier me ramène dans le champ pratique.
C’était au reste l’époque du “linguistic turn” sur tous les fronts de la philosophie. Il se trouve que j’étais encouragé à m’enfoncer dans cette direction par la rencontre que je fis de la philosophie analytique de langue anglaise à l’occasion de mes séjours de plus en plus fréquents et longs dans les universités américaines dès la fin des années 50 et de façon stable à partir de 1967 à l’université de Chicago dans les départements de science religieuse, de philosophie, et de science sociale. Le langage devient ainsi, dans les années 1970-1980 le lieu de toute les confrontations. Sans perdre le fil de mon appartenance au mouvement phénoménologique et herméneutique, je me concentrai sur l’aspect créateur du langage: comment des significations nouvelles sont-elles formées? on pourrait appeler ce problème le problème de l’imagination sémantique, en entendant par imagination, non la représentation mentale d’une expérience perceptive antérieure, mais la schématisation d’une règle intelligible, à la façon du fameux “schématisme” de l’entendement selon Kant. C’est dans ce vaste champ de l’imaginaire sémantique que je taillai deux domaines bien délimités : d’une part, la formation du langage poétique dans le sillage des expressions métaphoriques, bien connues dans la grande tradition de la rhétorique des Anciens et des Modernes, d’autre part la formation du langage narratif dans le sillage de la linguistique structurale appliquée au récit. La Métaphore vive (1975) ressortit à la première enquête, Temps et Récit , I, II, III (1981-1984) ressortit à la seconde. Ensemble ces deux séries d’études contribuent à l’exploration de ce que j’appelai l’innovation sémantique, la création de sens, sur la base des trois unités de base du langage : le mot, la phrase, le texte (la notion de discours couvrant les deux dernières unités) . La Métaphore vive me donna l’occasion d’un parcours historique commençant avec la Rhétorique et la Poétique d’Aristote, passant par la Rhétorique des Anciens et des Modernes et débouchant sur les analyses les plus sophistiquées de la combinatoire sémiotique. En fin de parcours, je risquai une exploration en direction de l’ontologie : le langage poétique, en créant métaphoriquement un sens propositionnel et discursif nouveau, ne découvre-t-il pas des régions de l’expérience humaine qui ne peuvent être accessibles qu’au langage analogique couplé avec le langage apophatique (qui dit ce que l’être n’est pas) : le “être-comme” dans lequel la métaphore dépose son génie? Je laissai en suspens ces suggestions risquées, pour me tourner vers cet autre foyer d’innovation sémantique, le récit. Je pris pour guide la théorie aristotélicienne de l’intrigue (mythos, fable) dans la Poétique d’Aristote et je formai, avec l’aide de la narratologie contemporaine, le concept de “configuration narrative” pour rendre compte des innombrables manières de mettre en intrigue à la fois les événements, les actions et les personnages. Sur la base de cette structure fondamentale j’explorai les grands champs d’exercice de la narrativité : la conversation ordinaire, l’histoire des historiens, la fiction des tragiques grecs et du roman contemporain, l’utopie des rêveurs politiques. En même temps que j’explorais une grande structure du langage – le récit -, je me frayais un accès intéressant au problème antique et vénérable du temps: le récit déroule une intrigue dans le temps ; plus exactement il dit le temps de l’action et de la passion, le temps des événements et celui des sentiments, en construisant un temps de niveau second, le temps que l’intrigue déploie entre un commencement (celui du récit) et une fin (la conclusion ou la non-conclusion). Ces structures temporelles à leur tour donnent une assise à ce que j’ai proposé d’appeler “l’identité narrative” des individus ou des communautés. L’identité narrative se distingue de l’identité biologique, signalée par le code génétique de chacun, immuable du moment de la conception à celui de la mort, et d’autres traits individuels (empreintes digitales, signature, traits du visage, etc….) , et n’a pas d’autre continuité que celle d’une histoire de vie: le récit, dit un philosophe, dit le “qui” de l’action ; la seule permanence qui convient à l’identité narrative ne peut être que celle d’une promesse par laquelle je me maintiens dans la constance d’une parole donnée et tenue. Cette identité narrative a elle-même ses pièges, ses us et abus, ses caricatures, comme on voit à l’échelle des peuples et des nations, où elle sert de caution à la peur, à la haine, à la violence, à l’auto-destruction. Mais le récit a encore d’autres fonctions : il est l’instrument linguistique qui contribue à coordonner le temps cosmique, celui des changements naturels, et le temps psychologique, celui de la mémoire et de l’oubli. Les structures du récit inscrivent en effet le temps psychologique vécu dans les rythmes du changement physique à la faveur d’instruments de mesure tels que l’horloge et le calendrier. C’est principalement à l’échelle de l’histoire, celle que les historiens écrivent, que ces grands connecteurs entre temps de la nature et temps de la culture exercent leur fonction de liaison entre les mots et les choses, entre les humains et les puissances cosmiques; le récit est le grand échangeur de sens qui opère entre tous les niveaux de la réalité. Et il est œuvre de langage, exploit d’innovation sémantique.
II
Après mes trois volumes de Temps et récit j’ai été amené à répondre à l’invitation qui m’était faite de donner en 1986 les Gifford Lectures à l’université d’Edinburg. Il m’était demandé de proposer une synthèse de mes travaux. La question s’est alors posée à moi d’une certaine unité – sinon systématique du moins thématique – de mon œuvre, quarante ans après mes premières publications. La question était d’autant plus embarrassante que j’étais frappé, beaucoup plus peut-être que mes lecteurs, par la diversité des thèmes abordés. Chaque livre, en effet, était né d’une question déterminée: la volonté, l’inconscient, la métaphore, le récit. D’une certaine façon je crois à un certain éparpillement du champ de la réflexion philosophique en fonction d’une pluralité de questions déterminées, appelant chaque fois un traitement distinct en vue de conclusions limitées mais précises. En ce sens, je ne regrette pas d’avoir consacré la plus grande partie de mon œuvre à cerner la question ou les questions qui délimitent un espace fini d’interrogation, quitte à ouvrir chaque fois l’investigation sur un horizon de sens qui, en retour, n’exerce sa fonction d’ouverture que dans les marges du problème traité. C’était donc à contre courant de mes préférences avérées que je devais proposer une clef de lecture à mon auditoire. C’est de cette mise à l’épreuve qu’est né Soi-même comme un autre (1988 ). Il m’a paru que les questions multiples qui m’avaient occupé dans le passé pouvaient être regroupées autour d’une question centrale qui affleure dans notre discours dans les usages que nous faisons du verbe modal “je peux”. Merleau-Ponty, nommé plus haut à l’occasion de mes premiers travaux, avait exploré avant moi cette voie. L’ouvrage issu des “Gifford Lectures” est en effet organisé autour de quatre usages majeurs du “Je peux” . Je peux parler, je peux agir, je peux raconter, je peux me tenir responsable de mes actions, me les laisser imputer comme à leur véritable auteur. Ces quatre questions me permettaient d’enchaîner, sans les confondre, les questions relatives respectivement à la philosophie du langage, à la philosophie de l’action, à la théorie narrative, enfin à la philosophie morale. En outre, chacune de ces quatre grandes rubriques se laissait subdiviser en deux approches, une approche analytique et une approche réflexive.
Ainsi, concernant le langage, je pouvais consacrer un chapitre aux approches structurales de langue française et aux approches “analytiques” ( au sens pris par le terme dans le domaine anglo-américain) : la proposition qu’on peut écrire sur le mur, comme dit Frege, était le modèle pour cette approche objective, extérieure, où le sens sémantique, syntaxique ou stylistique est indépendant de tout engagement subjectif. Un chapitre était ensuite consacré à l’approche réflexive, à la faveur des recherches contemporaines sur les actes de discours (ou de langage) tels que la promesse, le commandement, ou même l’assertion, qui ne demande pas moins d’engagement subjectif que la promesse ou le commandement: un “je crois que..”, “je peux affirmer que…” est sous-jacent à la plus simple assertion portant sur un état de choses donné. Cette corrélation au niveau du langage entre approche analytique et approche réflexive pouvait servir de modèle pour une corrélation semblable dans les autres grands domaines parcourus. Concernant le pouvoir-agir, je pouvais, d’une part, aborder la théorie de l’action par sa face objective, à la façon de D. Davidson, reliant l’action à l’événement survenant dans la réalité physique et issu d’une causalité psychique observable, d’autre part, suivre le trajet d’intériorisation qui, de l’action événement, ramène à l’action-projet, et de la causalité observable à la motivation vécue. Un concept de “capacité à agir” venait ainsi donner au “je peux” pratique une structure à la fois objective et réflexive. Quant au pouvoir-raconter, il me permettait d’intégrer les résultats de mes travaux antérieurs sur le récit au vaste cercle des capacités humaines. Je retrouvais, d’un côté, l’approche objective du structuralisme triomphant des années 70 (avec lequel j’avais bataillé dans les essais regroupés sous le titre Le conflit des interprétations – 1969) et l’approche réflexive, qui avait trouvé dans le concept d’identité narrative son expression verbale appropriée. Restait le quatrième emploi majeur du verbe modal “je peux”. Il a trouvé sa formulation précise dans le concept d’imputabilité qui me permettait de relier la sphère morale à la sphère pratique des capacités humaines. Par imputabilité, je comprends la capacité de se tenir pour comptable de ses propres actes; comme le suggère la métaphore du compte – qu’on retrouve en allemand avec le concept de Rechnung, dans Rechnungsfähigkeit, en anglais avec celui d’account, dans accountability, l’être humain est capable de porter à son compte ses propres actes, d’en rendre compte à soi-même et à autrui, et ainsi de se tenir pour leur auteur véritable. Seuls peuvent être qualifiés moralement comme permis ou défendus, bons ou mauvais, justes ou injustes, des actes dont la causalité peut être imputée à des sujets responsables.
Avant de m’engager dans les développements consacrés à l’expérience morale je voudrais insister sur une autre implication de la notion de sujet, telle qu’elle est énoncée dans le titre de l’ouvrage Soi-même comme un autre. Un second front était ouvert, outre celui né de la confrontation entre l’approche analytique-objective et l’approche réflexive-subjective, le front issu du dédoublement du soi et de l’autre. La notion même de soi me paraissait se distinguer de celle de moi non seulement par son caractère réflexif indirect, souligné à chaque étape par la médiation du langage, mais par son caractère dialogal. Je m’opposais ainsi à l’interprétation monologale, pour ne pas dire solipsiste, du Cogito cartésien. Le “je pense” est d’emblée celui d’un “je” et un “tu” et d’un “nous”. Cette structure dialogale fondamentale se vérifiait dans chacun des compartiments de l’étude des capacités fondamentales, et d’abord dans le registre du langage. Le discours, sous sa forme la plus élémentaire, celle de la phrase, consiste en ceci que quelqu’un dit quelque chose à quelqu’un d’autre sur quelque chose tenu pour le référent commun ; le discours est adressé à… Une même structure dialogale se laisse discerner au plan de l’action : l’action est action avec, action contre, dans un contexte d’interaction, dramatisé par le conflit et la violence ; une agonistique met son empreinte sur le tragique de l’action, qui a trouvé dans les désastres du XXe siècle son expression la plus effrayante. Le récit reflète dans ses structures narratives cette agonistique du plan pratique: la mise en intrigue configure, comme il a été dit plus haut, à la fois des personnages saisis dans des situations de conflit, et des actions qui à leur tour génèrent des événements formant la trame du récit. Ce sont encore des récits qui offrent à l’expérience morale à la fois la singularité et l’exemplarité de leur configuration. Ce n’est pas seulement l’expérience du temps qui est ainsi “refigurée” par les configurations narratives, mais l’expérience morale, sous le signe de ce qui sera appelé plus loin la sagesse pratique. La coordination entre réflexivité et dialogicité double ainsi, tout au long de l’ouvrage, la coordination entre réflexivité et objectivité analytique. Ensemble ces deux systèmes de couplage assurent le maillage de “Soi même comme un autre”. Le soi ne va ni sans une projection objective, qui impose le détour par le “dehors”, par l’extériorité, ni sans une implication dialogique, qui impose le détour par l'”autre”, cet autre “dehors” figuré par l’étranger et, parfois, par l’adversaire.
III
Je détache du panorama général que je viens d’esquisser les trois derniers chapitres consacrés à l’expérience morale, parce que ce sont ceux que je soumets aujourd’hui à une révision importante, tout en les prolongeant dans des domaines multiples d’application. Dans Soi-même comme un autre je commence par un exposé de la principale conception téléologique de la vie morale, celle d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque, à laquelle j’emprunte la dénomination “éthique” étendue à toute expérience morale placée sous le signe du bien plutôt que sous celui du devoir, comme dans les morales dites déontologiques en raison de leur dépendance à l’égard du deon, l’obligation.
Ma thèse est ici que c’est dans les structures profondes du désir raisonné que se dessine la visée éthique fondamentale qui a pour horizon le “vivre-bien”, la “vie bonne”. C’est ce schéma qui prévaut dans les morales antiques où les vertus sont des modèles d’excellence capables de jalonner et de structurer la visée de la “vie bonne”. J’enrichis le concept d’éthique en déployant les composantes dialogale et communautaire de cette visée de la ” vie bonne ” sous l’horizon du bonheur. Je propose la formule suivante de l’éthique : vivre bien avec et pour les autres dans des institutions justes. La transition entre éthique (téléologique) et morale (déontologique) me paraît imposée par les situations de conflit et de violence évoquées plus haut dans le cadre de la théorie de l’action et de la théorie narrative. Kant est alors pris comme guide dans l’exploration du niveau proprement “moral” de l’expérience morale : la corrélation entre la norme objective et la liberté subjective dans la structure synthétique que Kant dénomme autonomie (le soi et la règle) est prise pour la structure de référence de toutes les modalités de sentiments apparentés au respect, lequel à son tour s’adresse non seulement à la loi, mais à la personne “en moi-même et en tout autre que moi-même”. Est alors mis en question le critère kantien d’universalisation sous le jugement duquel le sujet moral s’assure de la légitimité, de la validité de ses plans d’action (que Kant appelle les “maximes” de l’action). Ce sont les difficultés d’exercice de ce critère d’universalisation des maximes qui conduisent du niveau abstrait de l’obligation – du formalisme de l’impératif catégorique – au niveau concret de la sagesse pratique – de la décision dans des situations concrètes, singulières, d’incertitude. Je retrouve à ce plan de la sagesse pratique des formules de conseil, de délibération en commun, de prise de décision en situation, qu’Aristote plaçait sous l’égide de la phronesis du jugement avisé, que les latins ont traduit par prudentia, qui ne sépare pas la sagesse du dit de sagesse, de la sagesse du sage de chair et de sang. C’est à cette sagesse pratique que je réfère les formes du jugement moral en situation que l’on rencontre dans l’éthique médicale ou dans l’éthique juridique. Le petit ouvrage intitulé Le Juste (1998) rassemble quelques essais relevant de cette dernière.
Comme je l’ai laissé entendre plus haut, c’est l’organisation d’ensemble de ce que j’ai appelé par ironie ma “petite éthique” que je m’emploie aujourd’hui à réviser. Je proposerais aujourd’hui de partir franchement du niveau normatif, celui où s’articule le sens de la norme et celui de l’être-obligé : c’est celui de l’expérience morale commune, où le rapport au permis et au défendu est à la fois une donnée de base de la vie morale et un thème permanent d’interrogation, de contestation, de révision. Ce sont ces débats internes à notre rapport à des interdits structurants qui nous amènent à chercher pour l’obligation morale, telle qu’elle s’impose au plan social, un fondement plus radical que le simple “tu dois”. Cette recherche reconduit aux analyses des Grecs portant sur le désir, la délibération pratique, la référence à des pratiques soumises à l’épreuve du temps et de l’expérience, bref à l’histoire des mœurs prise dans sa dimension communautaire. Mais cette remontée aux sources éthiques de la moralité, cette référence arrière à une éthique de l’amont, ne réussirait pas à se formuler, tant les raisons de l’action sont profondément enfouies, sans la projection en avant dans des éthiques appliquées, des éthiques de l’aval où se vérifie concrètement la visée fondamentale de l’éthique de l’amont. Cette négociation entre l’éthique fondamentale et les éthiques appliquées, en passant par le crible rationnel de la norme, me paraît constituer la dynamique de la vie morale. Cette approche plus directe, moins tributaire de l’histoire de la philosophie morale, plus attentive aussi à la richesse des analyses textuelles trop hâtivement enfermées dans des catégories scolaires telles que morale téléologique et morale déontologique, préside à l’exploration des éthiques appliquées auxquelles je me consacre aujourd’hui.
IV
On me permettra de terminer par une tentative de mise en perspective de mes travaux relevant de l’anthropologie philosophique. Je reviens sur l’expression “je peux” qui m’a servi de guide dans l’exploration des grandes régions de l’expérience : langage, action, récit, imputabilité morale. Une vision philosophique d’ensemble se dégage-t-elle au terme de ce parcours ? Les chapitres explorant les confins de l’ontologie – dans la Métaphore vive, dans Temps et Récit et dans Soi-même comme un autre – sont énoncés chaque fois sur le mode interrogatif : vers quelle ontologie?
Le premier excursus, dans la ligne du “je peux”, m’a ramené à une proposition ontologique que je lis dans Metaphysique E 2 d’Aristote : “l’être se dit de multiples façons”. Or, parmi les acceptions multiples de l’être, il en est une que je privilégie, à savoir l’être comme actualité (energeia) et comme potentialité (dynamis). Ne suis-je pas en droit de placer la sorte de phénoménologie herméneutique que je pratique au plan de la description et de l’interprétation sous la figure tutélaire de l’être comme actualité et potentialité ? La problématique de l’homme agissant et souffrant, que je me permets de résumer aujourd’hui sous le vocable de l’homme capable, se donne alors comme une expression particulière au plan de l’anthropologie philosophique de cette ontologie de l’acte et de la puissance, sous le signe de la polysémie du verbe être.
Le second excursus plus timide, ramène aux derniers dialogues de Platon – Théetète, Sophiste, Philèbe, Parménide – et à leur exploration des “plus grands genres” – Un et Multiple, Même et Autre, Etre et Non-Etre, Mouvement et Repos, etc…. Ces ” plus grands genres ” régissent ce que l’on peut appeler la fonction méta qui est indivisement structure transcendantale du discours comme les kantiens et les néo-kantiens l’ont aperçu, et structure de l’agir lui-même dans sa version aristotélicienne. Je ne cache pas que la jonction entre la fonction méta à la façon platonicienne, et la polysémie de l’être à la façon aristotélicienne, me fait problème. Mais la grande philosophie occidentale n’est- elle pas née au croisement entre Aristote et Platon au plus haut niveau?
Le dernier excursus auquel je me suis risqué m’a conduit dans les arcanes de la pensée biblique. Par exemple, le fameux “je suis qui je suis” d’Exode 3, 14 doit-il être lu comme une proposition ontologique qui ajouterait à la polysémie grecque du verbe être, comme nos traductions usuelles le suggèrent ? ou bien s’agit-il d’un régime de pensée tout à fait hétérogène pour lequel nous n’aurions pas de mots dans notre culture philosophique d’origine grecque ? Je ne regrette pas de terminer sur cette perplexité qui porte sur les limites du discours philosophique et les confins d’autres discours, poétiques ou autres, qui sont eux aussi des manifestations de la Pensée.