Être sociologue en France – Rome, 13.11.2002

France

Dominique Schnapper

Prix Balzan 2002 pour la sociologie

Par ses analyses pertinentes et perspicaces de l'évolution des sociétés contemporaines elle a bâti une œuvre magistrale couvrant les manifestations les plus diverses allant de la sociologie de la culture à celle de l'administration, et des problèmes de l'intégration sociale et de la citoyenneté à ceux de la démocratie-providence.

La récompense du prix Balzan conduit inévitablement à se pencher sur son parcours intellectuel. Dans les sciences humaines, l’apprentissage est long. Contrairement à des disciplines intellectuelles établies depuis longtemps et mieux reconnues, la sociologie est toujours à la recherche de sa propre définition, en sorte que le sociologue définit son propre projet en même temps qu’une certaine conception de sa discipline. Le prix Balzan a récompensé, en même temps que moi, une certaine manière d’être sociologue.

Il n’était pas facile, en dépit de la mode du moment, de devenir sociologue en France quand j’ai achevé mes études au début des années 1960. Le marxisme régnait sur la discipline, complété ou compensé par le développement d’une sociologique empirique dépourvue de véritable ambition, sous-produit indigne de l’entreprise de Paul Lazarsfeld. Les uns appliquaient systématiquement les schémas d’interprétation marxistes dans leurs travaux ; les autres se réfugiaient derrière les statistiques pour éviter les questions et les réponses qui pouvaient déranger leurs convictions. Les jeunes patrons de la sociologie de l’époque n’étaient guère accueillants pour une jeune femme, marquée par sa redoutable ascendance. Raymond Aron était alors très présent par son prestige intellectuel mais il restait marginal dans le monde de la recherche à cause de sa critique du marxisme et d’une pratique de la sociologie qui apparaissait philosophique, obsolète, dépassée par le progrès de la vraie science. Il dialoguait avec Tocqueville, Marx ou Durkheim au lieu de mener des enquêtes empiriques. C’est pourquoi je garde de la reconnaissance à Pierre Bourdieu qui m’a permis, pendant cinq ans, de faire mon apprentissage dans le laboratoire de recherche qu’il venait de créer et de me familiariser avec ce que lui-même a justement appelé le métier de sociologue. Ce Bourdieu de jeunesse était inspiré et nous le croyions généreux. Je veux oublier ce qu’il devint ensuite et ce que devinrent nos relations, pour évoquer ces années de formation intellectuelle qui furent heureuses.

Je dois aux événements de 1968 et à la rupture avec Pierre Bourdieu qui s’en suivit la chance d’avoir pu échapper rapidement à une influence qui s’est révélé pour d’autres jeunes chercheurs pesante, éventuellement destructrice. J’ai eu, tout au long des années, le privilège de jouir du statut incomparable que l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales accorde à ses membres. Depuis cette date, en effet, j’ai pu poursuivre mes travaux dans une complète liberté, guidée par la seule nécessité intellectuelle et la logique même de mes questionnements successifs. Tous les présidents de l’Ecole m’ont laissée libre de rester marginale par rapport à la vie et aux intrigues des laboratoires de recherche en sciences humaines, aux drames qui secouent les équipes et aux soubresauts des projets soi-disant collectifs qui occupent une part croissante de la vie des chercheurs-fonctionnaires en France. J’ai eu le privilège de pouvoir consacrer tous mes efforts à la seule vie intellectuelle, sans avoir à me conformer aux pressions d’un quelconque  » patron « . Cette indépendance et cette marginalité choisies ont eu leur coût, je n’ai jamais eu de puissance universitaire, et, comme je n’aime pas voyager, je n’ai même pas échangé avec des collègues étrangers les invitations et les honneurs qui tissent la vie académique que décrit David Lodge. Si j’ai noué de véritables relations d’amitié et de travail, en particulier avec les deux sociologues qui furent primés par la Fondation Balzan, Edward Shils et Shmuel Eisenstadt, c’est parce qu’ils ont bien voulu apprécier mes recherches. Je n’ai pas été pour autant maudite, mes travaux ont été progressivement reconnus, souvent au-delà du cercle des sociologues, et ils m’ont permis de bénéficier d’une carrière universitaire fort respectable, en particulier grâce au jugement favorable que François Furet, président de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales au début des années 1980, portait sur mes recherches.

Peut-être était-ce pour échapper à la lourdeur des schémas marxistes dominants que mes premiers travaux – et cela jusque dans les années 1980 – ont été réalisés dans une perspective d’inspiration culturaliste. Ma thèse de doctorat a porté sur l’Italie. Le hasard m’avait conduite au début des années 1960 à passer deux ans à Bologne. C’était alors une ville en plein développement économique, dirigée par le parti communiste depuis des décennies. Etant donné l’atmosphère qui régnait à l’époque, elle était auréolée du prestige que lui donnait cette couleur politique. L’enquête que j’y ai menée m’a révélé un monde différent de l’image qui était alors diffusée. Il m’est apparu que le développement économique spectaculaire et les péripéties de la vie politique dissimulaient le caractère essentiellement traditionnel de la vie sociale ; les Bolonais des années 1960 gardaient un grand sens de la tradition et continuaient à s’y conformer. Naïve comme peut l’être un chercheur débutant qui croit simplement à la vérité, j’ai été surprise et malheureuse, lors de la publication de L’Italie rouge et noire, de constater la violence de la réaction des Bolonais, communistes ou non, ulcérés d’être qualifiés de  » traditionnels « . Ils ont vu dans mon livre l’expression du mépris de la Parisienne. J’ai appris ainsi que les concepts de la sociologie sont aussi des mots de la vie sociale et que les malentendus naissent fréquemment entre le sociologue et les acteurs sociaux. Seul à Bologne, mon cher ami Gastone Morselli, aujourd’hui disparu, a bien voulu me pardonner mon impair.

Suggérée par l’enquête de Bologne, l’idée que les traditions et des identités héritées du passé persistaient tout en se transformant dans les sociétés les plus modernes et les plus  » avancées  » a pourtant orienté plusieurs autres recherches empiriques que j’ai réalisées au cours des années 1970 sur les expériences et les identités des travailleurs immigrés italiens en France, des juifs français, sur les expériences vécues des chômeurs, entre autres.

C’est au cours des années 1980 que j’ai profondément reformulé mon projet intellectuel. Mes étudiants m’ont été alors d’une grande aide, sur bien des sujets ma réflexion s’est fondée sur leurs travaux et leurs critiques. De l’étude centrée principalement sur les traditions et le renouvellement des identités dans les sociétés modernes, fondée sur des enquêtes empiriques réalisées par entretiens approfondis, je suis passée à une réflexion proprement politique – au sens philosophique de la vie de la Cité. J’ai pris conscience que les expériences vécues des individus et les réinterprétations de leurs identités, que j’avais étudiées dans la première phase de ma carrière intellectuelle, ne prenaient leur véritable sens que si on les inscrivait dans un ensemble plus large, celui des formes sociales, donc politiques, de la démocratie moderne. Pour prendre un exemple qui m’est apparu particulièrement significatif, on ne peut comprendre les formes contemporaines que prennent les identités juives sans montrer que le sens de leur réinterprétation est directement lié à la logique de la citoyenneté. Les juifs adoptent différentes réinterprétations de l’identité juive – en termes essentiellement spirituels, historiques ou universalistes – selon les manières dont ils acceptent le principe de la citoyenneté et adoptent les pratiques qui lui sont liées.

Je me suis donc donné pour ambition au cours des quinze dernières années de contribuer à la recherche sur la société moderne en répondant en sociologue à des problèmes qui sont formulés par les philosophes politiques. En sociologue, c’est-à-dire à partir de la connaissance de la société moderne. L’entreprise de connaissance rationnelle que porte le projet sociologique m’a paru être la condition nécessaire pour renouveler la réflexion la plus théorique sur la démocratie. Le sociologue peut se donner pour but de soumettre les interrogations des philosophes à l’épreuve du savoir que fournissent les enquêtes, au sens large du terme. Si l’on veut contribuer à l’interrogation sur l’avenir des sociétés démocratiques ainsi qu’à la possibilité de construire l’Europe, il importe de partir de la connaissance objective et de la réflexion critique sur ce que deviennent les sociétés démocratiques.
La réflexion sociologique est toujours liée de manière complexe aux débats de la société démocratique. Le renouvellement de mon projet intellectuel au cours des années 1980 n’est évidemment pas indépendant des débats publics et des circonstances de ma vie personnelle. D’autres chercheurs ont pu avoir des itinéraires parallèles au mien, suscités par les thèmes qui étaient alors débattus dans la vie politique. Mais cette redéfinition de mon travail n’est pas le simple produit de ces conditions sociales : c’est pour moi une conviction profonde liée à mon refus de ce qu’on peut appeler le sociologisme, c’est-à-dire l’explication déterministe des comportements des hommes par leurs conditions sociales d’existence. La France de l’intégration a sans doute été suscité par les débats qui se déroulaient alors en France autour de la nationalité et de l’identité nationale, à cause de la pression politique exercée par le Front national ; à cette occasion, j’avais participé, en 1987, à la Commission sur la nationalité présidée par M. Marceau Long, qui s’était donné pour objet de clarifier les débats sur la nation et la nationalité et de faire des suggestions pour réformer le code de la nationalité. J’avais été profondément impliquée dans le déroulement de la commission et dans l’affirmation des valeurs collectives qui s’était exprimée à l’occasion de nos travaux. Mais La France de l’intégration, qui, d’une certaine façon, répondait ou faisait écho à ce débat d’actualité, a été aussi pour moi l’occasion de donner rétrospectivement leur véritable sens aux enquêtes empiriques que j’avais menées au cours des décennies précédentes sur les juifs, sur les travailleurs immigrés, sur les chômeurs, sur le rôle de la haute fonction publique ou de la sécurité sociale dans les processus d’intégration. A partir de toutes ces données, j’ai proposé une interprétation globale des processus de l’intégration nationale et sociale.
Les critiques n’ont pas manqué et, dans le milieu des chercheurs en sciences sociales, sensibles, comme tous les hommes démocratiques, aux charmes et aux vertus du  » multiculturalisme « , soucieux que soient désormais reconnues toutes les diversités, toutes les différences et toutes les particularités, on m’a volontiers accusée d’être  » intégrationniste « , éventuellement  » nationaliste  » ou même, de manière plus élaborée, de céder à l' » idéologie nationaliste de l’intégration « . Ces critiques, qui se sont exprimées même lors d’une conférence que j’avais donnée à Beer-Sheva aux anthropologues israéliens réunis pour leur rencontre annuelle, m’ont été fort utiles, puisque j’ai ressenti le besoin de fonder théoriquement la conception de la nation, implicite, qui soutenait les analyses de La France de l’intégration. C’est ainsi qu’est né le projet d’élaborer une théorie de la  » communauté des citoyens  » moderne ou, dans les termes de la tradition française, de la  » République « , telle qu’elle a existé jusqu’à présent, c’est-à-dire dans le cadre de la nation. En écrivant La communauté des citoyens, j’ai voulu éclairer, à partir de la connaissance des sociétés concrètes que donne l’enquête historique et sociologique, ce que fut la citoyenneté moderne ou, en d’autres termes, l’Idée de la République (au sens de l’idéal-type weberien) qui fut et reste, pour l’instant, nationale. Il m’est apparu que le trait essentiel en est l’ambition de créer une société politique abstraite, qui transcende par la citoyenneté les enracinements concrets, les fidélités particulières et les inégalités sociales de ses membres. C’est la vocation universelle de la citoyenneté et son abstraction qui en font l’institution politique grâce à laquelle des populations différentes peuvent vivre ensemble. Malgré toutes ses limites, c’est la seule idée dont nous disposions jusqu’à présent pour construire une société qui ne trahisse pas la vocation de l’homme.
Le livre a rencontré un succès de public, fondé sur un malentendu qui révèle l’une des difficultés que rencontre régulièrement l’entreprise sociologique. Alors que mon ambition était d’élaborer le type-idéal de la République dans une perspective directement inspirée du modèle de Max Weber lorsqu’il élaborait le célèbre type-idéal du capitalisme, il a été lu comme un  » essai politique « , écrit en défense et illustration de la République française, pour théoriser les conceptions des  » souverainistes  » ou des  » Républicains nationalistes « . A ce titre mais à ce titre seulement, il fut loué ou dénigré selon les opinions politiques de ses lecteurs. Ce livre qui voulait s’inscrire dans la tradition issue de Weber pour caractériser l’idée républicaine fut beaucoup lu, même s’il ne fut pas lu comme j’aurais aimé qu’il le fût.

En revanche, le livre suivant, La Relation à l’Autre, trop long et trop savant pour être lu par les critiques et même par beaucoup de sociologues, n’a été l’objet que de compte rendus professionnels et n’a suscité ni véritable engouement ni malentendu. C’est pourtant pour moi un travail qui s’inscrit de manière nécessaire dans ma démarche. Il prolonge directement la réflexion théorique sur la citoyenneté. J’y étudie en effet les effets concrets de ce principe de légitimité sur la vie sociale, dont j’avais formulé la théorie dans La communauté des citoyens, mais aussi les limites de ces effets et les manquements au principe de la citoyenneté que révèle la sociologie des relations interethniques. Ce fut aussi l’occasion de formuler ma foi profonde dans les vertus à la fois morales et sociales d’un universalisme tempéré par la conscience des différences et des particularismes. J’entendais ainsi contribuer à la pensée de l’universalisme contemporain, celui que plusieurs philosophes politiques aujourd’hui s’efforcent d’élaborer, qui, tout en prenant en compte les critiques modernes de la raison et du sujet, garde l’inspiration des hommes des Lumières en rompant avec certaines de leurs illusions. Je me compte parmi ceux qui, selon la belle formule de Selim Abou, mon ami, Recteur de l’université Saint-Joseph de Beyrouth,  » considèrent la relativité des cultures comme elle-même relative, n’excluant ni l’existence de valeurs universelles ni la possibilité de la communication interculturelle ni les avantages de l’acculturation « . En adoptant la conception de ce relativisme culturel relatif, je m’oppose aux relativistes absolus qui ignorent l’horizon d’universalité qui préside aux relations entre les hommes et les cultures. Je crois profondément que c’est par l’appartenance à une communauté particulière que les homme participent à une forme d’humanité universelle. La relativité des cultures et la relativité des conditions sociales dont traite le sociologue prennent leur sens à l’intérieur de l’humanité commune à tous les hommes. L’universalité des hommes, c’est leur capacité à s’arracher à leurs conditions immédiates, à rompre partiellement avec un destin social imposé par la biologie ou par l’histoire, à critiquer leur propre société ; c’est leur liberté.

Dans La Démocratie providentielle parue au début de cette année, j’ai franchi une nouvelle étape, avec le sentiment de terminer un cycle dans mes travaux, en étudiant les effets de la démocratisation contemporaine sur la communauté des citoyens ou, sur la  » République « , c’est-à-dire la société organisée par le principe, les valeurs, les institutions et les pratiques de la citoyenneté. J’entends ici par  » démocratisation  » – dans le prolongement direct de Tocqueville – l’extension de l’idée de l’égalité de tous les hommes et les effets de cette extension dans l’ensemble des domaines de la vie sociale. Pour rendre compte de cette évolution, j’ai élaboré le concept de démocratie providentielle, conçu comme un type-idéal au sens de Max Weber. Il me semble qu’il donne un instrument fécond pour rendre intelligibles de nombreux traits de la société, que montrent les recherches et la connaissance sociologiques. Etant donné son ambition d’assurer non seulement l’égalité formelle de ses citoyens mais l’égalité réelle de tous ses membres, la société démocratique providentielle, entraînée irrésistiblement par sa dynamique interne, tend à affaiblir le principe de transcendance politique qui était au cœur de l’idée républicaine. Elle tend à remettre en question la transcendance par le politique – la citoyenneté -, principe de la légitimité politique. C’est pourquoi les nations démocratiques providentielles sont aujourd’hui menacées par la dépolitisation et par l’absence de solidarité entre les hommes, au sens que Durkheim donnait à ce terme, – et ce, d’autant plus qu’en Europe elles ne se voient plus d’ennemi. Dans leur volonté éperdue d’assurer le bien-être quotidien et immédiat de leurs membres, elles risquent de perdre toute volonté collective, celle d’exister, celle de se réformer, celle de se défendre, celle d’affirmer leurs valeurs. Mon travail de sociologue débouche sur une interrogation historique, ou philosophique, sur la démocratie, et sur une interrogation angoissée.

Lorsqu’en 2001 j’ai été nommée membre du Conseil constitutionnel par le président du Sénat, première sociologue à participer à cette institution prestigieuse de la République, j’ai fait l’objet de quelques  » portraits  » dans la presse. On m’a décrite comme  » austère  » et  » courageuse « . Ces qualificatifs étaient liés à la définition de la sociologie que j’adopte par ma pratique. Le sociologue, selon moi, fonde ses analyses sur le travail long, et effectivement quelque peu austère, de la connaissance empirique, statistique ou historique, qui requiert du temps et des efforts. C’est à partir de cette connaissance qu’il peut formuler à nouveaux frais les questions qui sont à l’origine du projet des sociologues et qui n’ont cessé d’obséder philosophes et sociologues depuis l’émergence de la société moderne. Comment entretenir ou restaurer les liens sociaux dans des sociétés fondées sur la souveraineté de l’individu ? Comment entretenir ou restaurer les liens sociaux quand la religion et les pratiques religieuses ne relient plus les hommes, quand la citoyenneté abstraite constitue le principe de la légitimité politique mais aussi la source du lien social au sens abstrait du terme ? Les sociologues ne devraient jamais oublier ces interrogations et négliger le dialogue avec les sociologues dits classiques. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres disciplines, ni Tocqueville, ni Max Weber, ni Pareto ne sont obsolètes. Le sociologue devrait poser des questions philosophiques, être rigoureux dans ses démarches de recherche et savoir rester prudent dans ses conclusions, par définition provisoires.

 » Courageuse  » ? j’ai évoqué à plusieurs reprises les malentendus qui marquent les relations entre le sociologue et ses lecteurs. Pourtant je ne crois pas que nous soyons fondés à nous réfugier dans l’idée d’une science pure destinée à nos seuls pairs, comme peuvent le faire les savants dans d’autres disciplines. Durkheim pensait que la sociologie ne mériterait pas une heure de travail si elle ne contribuait pas à améliorer le fonctionnement de la société. Nous sommes devenus plus modestes dans l’appréciation de notre travail, mais notre obligation morale d’éclairer les débats par notre travail me paraît impérieuse. La sociologie est une dimension de la société démocratique. Le citoyen souverain à le droit de connaître la société dont il est membre pour exercer ses droits. J’ajoute que nous ne risquons rien dans nos sociétés à penser, comme Winston Churchill, qu’avec tous ses défauts que la sociologie ne manque pas de révéler, la citoyenneté est la seule idée dont nous disposions pour construire des sociétés humaines. Le seul risque que nous prenions, c’est de paraître  » ringard « . C’est, bien entendu, un péché grave dans le monde démocratique qui fait du changement une valeur en soi, mais on survit, et même fort confortablement. Nos pères, eux, ont risqué leur vie pour défendre l’idée démocratique, nous ne risquons, nous, que l’ironie des intellectuels à la mode.

Il reste inquiétant qu’on puisse être qualifiée de  » courageux  » quand on s’efforce simplement de prolonger la réflexion des fondateurs de la pensée sociologique, en s’interrogeant sur les formes du lien social, sur les principes et le sens des institutions qui nous permettent de vivre ensemble de manière raisonnablement humaine. Je crains que les chercheurs en sciences sociales soient devenus quelque peu pusillanimes. Comme les autres hommes démocratiques, ils sont trop souvent soumis à la tyrannie de l’opinion. Les sociologues restent aujourd’hui encore, comme ils l’étaient quand j’ai commencé ma carrière, partagés entre ceux qui dénoncent radicalement la société démocratique libérale avec un vocabulaire de type marxiste ou pseudo-marxiste mais également dogmatique et ceux qui, au nom d’une conception quelque peu positiviste de leur métier, dissimulent les véritables questions sociologiques qu’ils n’osent pas poser – craignant d’être mal vus dans le monde de la recherche et des médias – derrière le déroulement impeccable d’enquêtes empiriques rigoureuses. Ajoutons qu’un nouveau type est apparu depuis quarante ans : les sociologues favoris des médias, qui, au nom de la contingence de la vie humaine, de l’incertitude de l’avenir et de la complexité du monde produisent un discours également contingent, incertain et complexe, sans rendre le monde en aucune manière plus intelligible. C’est pourtant l’ambition de rendre les conduites des hommes plus intelligibles qui justifie le projet sociologique. Les jeunes sociologues qui s’efforcent de poursuivre la voie de la connaissance rationnelle restent peu nombreux, même si je suis heureuse de compter quelques-uns de mes anciens élèves parmi eux.

J’espère poursuivre, grâce à la générosité sage de la Fondation Balzan, les recherches sur les modes contemporains de l’intégration sociale. Certains de mes anciens étudiants, devenus des jeunes chercheurs ou des jeunes enseignants, dont certains sont déjà reconnus, vont voir leurs recherches soutenues. Je suis heureuse de leur rendre ainsi ce qu’ils m’ont apporté pendant leurs années d’apprentissage. Grâce à des enquêtes déjà entamées, ils pourront développer leurs analyses concernant des populations particulières mais significatives par leur marginalité même, les enfants des migrants internationaux, les enfants des harkis, les juifs, les détenus dans les prisons, et contribuer à analyser les formes spécifiques de la citoyenneté et de l’intégration sociale dans les démocraties providentielles. J’espère qu’ils continueront à être fidèles à une pratique de la sociologie qui conjugue des interrogations dont l’horizon est philosophique, la rigueur des démarches dans la recherche et la prudence critique dans l’analyse des résultats. Peut-être, dans l’avenir, certains d’entre eux pourront-ils, à leur tour, être jugés dignes de recevoir le Prix Balzan.

Vous voulez vous inscrire ou inscrire un ami à la newsletter de la Fondation Balzan?

Je, soussigné(e), déclare avoir lu et compris la notice d'information conformément au Règlement UE 2016/679 notamment en ce qui concerne mes droits et donne mon consentement au traitement de mes données personnelles de la manière et aux fins indiquées dans la notice d'information.
Fondazione Internazionale Premio Balzan