France
Prix Balzan 2001 pour l'histoire et la critique littéraires du 16 siècle à nos jours
Panorama des mes recherches
J’ai eu la chance d’avoir pu tarir ma jeune soif de lire dans une petite bibliothèque choisie où se trouvaient les chefs-d’œuvre classiques de la langue française, et d’avoir eu des professeurs de lycée qui les aimaient. Adolescent dans une lointaine ville coloniale, j’ai eu à ma portée des traductions anciennes de Shakespeare et de Cervantès, j’ai appris à rire dans Molière, à admirer dans Corneille, à m’étonner dans Pascal. Ma récompense de bachelier, ce fut en 1950 un premier voyage en Italie: je l’avais souhaité comme aurait pu le faire un garçon de mon âge, trois cents ans plus tôt, au temps où les Musées n’existaient pas encore. Dans la ville toute neuve où j’avais grandi, il n’y en avait pas d’autres tableaux que leurs photographies sépia dans les pages hors-texte du dictionnaire Larousse. Rome, Florence, Venise, Bologne, Parme, leurs palais, leurs églises, leurs musées, leurs rues incarnèrent les images et les figures que « la clarté des lampes » avait fait entrer dans ma mémoire. Avec le grec, le latin et le français, j’avais décidé que l’italien était le quatrième porche de l’esprit. Que de solitude ! Que de naïveté ! Que d’anachronisme ! Je ne m’en suis jamais guéri.
Le XVIIe siècle européen, ses penseurs, ses écrivains, ses artistes auront été pour moi une patrie. Si je suis devenu historien des lettres et des arts, ce fut pour devenir citoyen de cette patrie. Mon appétence initiale et spontanée est devenue choix, vocation, comme cela se passe, j’imagine, pour un anthropologue, un égyptologue, un japonologue. J’admirais cette époque labourée par la guerre, la famine, la peste (en ce sens et à un moindre degré de brutalité, comparable à nos propres siècles) pour avoir été le grand siècle de l’ironie. Ancré dans les ressources spirituelles de la mémoire antique et médiévale, il a trouvé le recul et le jugement nécessaires pour s’élever au-dessus de son propre chaos, transformant l’expérience du mal en exercice de mesure. Son suprême chef- d’œuvre, longuement préparé dans les coulisses de la guerre par la négociation et le commerce des lettres et des arts, ce fut en 1648 le traité de Westphalie, qui jusqu’en 1792 a posé la règle du jeu entre les États européens, offrant un cadre durable à une hégémonie française qui s’est montrée, tout compte fait, et en comparaison des volontés de puissance illimitées apparues depuis, plus modérée qu’impérieuse.
Puisqu’il faut régler son horloge intime sur une heure, j’ai préféré celle du XVIIe siècle à celle de ma propre époque, qui exigeait de tous côtés des adhésions jalouses dont je me défiais et que j’ai toujours refusées. À partir de ce port, j’étais libre de voyager vers cette Antiquité que le XVIIe siècle ne tenait pas pour une « archive », mais pour « mère et maîtresse » de vie, et d’étudier les progrès ultérieurs d’une modernité que ce siècle inventa, mais dont il s’est gardé lui-même. Mon XVIIe siècle était en équilibre, à la croisée des chemins.
Tout cela n’était pas seulement naïf, mais intuitif et vague. Il me fallait apprendre à travailler. Il me fallait des entraîneurs. Quels étaient les meilleurs maîtres qui, dans les années 1950-1960, s’imposaient en France dans les hautes études du XVIIe siècle ? René Pintard accepta de diriger ma thèse de doctorat d’État, Il était alors le maître incontesté de l’ « histoire des idées ». Dans un grand et beau livre « Le libertinage érudit », publié en 1943, il avait méticuleusement établi que la « crise de la conscience européenne » si brillamment analysée par son propre maître Paul Hazard, remontait à la génération de Descartes, de Gassendi, de Hobbes, bien au-delà de la fin du règne de Louis XIV où Hazard l’avait située. Voltaire avait raison, qui écrivait: « Nous avons eu des ancêtres au XVIIe siècle ».
Mais personne n’était moins dogmatique que René Pintard. L’esprit critique et sceptique « d’arrière-boutique » dont il montrait qu’il avait pu, sous Louis XIII et Richelieu, se concilier avec le sens aigu d’un ordre objectif, imprégnait sa fluide et rigoureuse méthode d’ « historien littéraire des idées », toute en nuances, tenant le plus grand compte du temps biographique, des accidents, des circonstances, des amitiés, des inimitiés, et se gardant de figer la vie de l’esprit, comme l’histoire de la philosophie n’y est que trop portée, à un enchaînement de systèmes. Héritier d’une école d’histoire littéraire, celle de Lanson, en principe résolument positiviste, Pintard n’en était pas moins un lecteur averti de Sainte-Beuve et de Proust. Il savait que le style d’une pensée n’est pas un simple ornement, mais sa fine pointe. Je n’aurais pu trouver un maître plus exigeant, plus attentif et moins étroit. Le sujet de ma thèse fut choisi, de concert avec lui, pour m’éviter une spécialisation prématurée. « Corneille dramaturge en son temps » : c’était une aventure anthropologique plutôt qu’un sujet. René Pintard m’accompagna, en m’éclairant, en me redressant, surtout au début, dans tous les méandres de l’enquête. Il m’encouragea même à ne pas m’attarder dans les sédimentations et les conceptualisations de la « littérature secondaire » du XIXe et du XXe siècles, et à m’immerger directement, sur le terrain d’époque, dans ses « sources », imprimées ou manuscrites.
Lui-même n’avait échappé qu’en partie à la pente « hégélienne » de l’historiographie, portée depuis Voltaire à repérer en amont des principes d’évolution et à faire du progrès des Lumières l’interprète et le juge en dernier ressort de son propre passé. Et cette concession à l’esprit de système n’échappait pas à son intime doute méthodique. C’est pourquoi peut-être il me vit sans déplaisir me mettre à l’école de l’historien Roland Mousnier qui, contre les marxistes ou marxisants, et dans un sens quasi tocquevillien, mettait l’accent sur le caractère aristocratique de la « société d’ordres » du XVIIe siècle, qui imprime sa marque indélébile sur la religion, les mœurs, la pensée, les lettres, les arts de cette époque (notamment chez le « bourgeois » Corneille), assurant sa continuité vivante avec l’Antiquité, mais exposée de ce fait à tous les anachronismes interprétatifs inspirés par les évidences qui ont commencé à s’imposer dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec la montée des philosophies utilitaristes et du subjectivisme. Mousnier m’apprit que faire de l’histoire, c’était s’imposer une suspension du jugement « moderne », et entrer dans les raisons d’un passé qui se concevait lui-même tout autrement que nous. Rien de plus méprisable pour l’esprit que de polémiquer avec un passé disparu et sans défense contre les impositions modernes. Tocqueville comprit le premier que la dénivellation entre les sociétés aristocratiques et les sociétés modernes et démocratiques rendait les premières difficilement intelligibles aux secondes.
C’est aussi avec l’aval de mon directeur de conscience scientifique, lui-même calviniste pourtant, et fils comme moi d’institutrice laïque, que je m’adressai au meilleur spécialiste jésuite de l’éducation classique, le R. P. François de Dainville. À l’école de ce grand et solide esprit, je compris quelle synthèse originale avait été opérée par la Société de Jésus, éducatrice de Corneille comme elle le sera de Voltaire et de Diderot, entre la rhetorica divina ignatienne et l’Institutio oratoria de Quintilien. Malgré la séduction qu’exerça aussi sur moi l’intelligence tourmentée et le vaste savoir d’un autre jésuite, Michel de Certeau, je me refusai à la déconstruction modernisante dont il était le chef de file dans la Compagnie et sur ses confins. Certeau empruntait à la psychanalyse les moyens d’éliminer de l’anthropologie jésuite l’Éthique à Nicomaque, c’est-à-dire la grandeur d’âme. Éliminer celle-ci, et avec elle la morale de la générosité dont le Sénèque du traité Des Bienfaits avait fait l’anatomie concrète, et l’enracinement de la parole dans la mémoire qu’enseigne Quintilien, c’était sans doute « purifier » le christianisme de son patrimoine antique, c’était aussi le réduire au « supplément d’âme » subjectif d’une société moderne décomposée par le seul jeu des intérêts et des amours propres. Le P. de Dainville me ramenait aux nervures d’un « moi cornélien » d’autant plus vigoureux et capable d’autrui qu’il a appris l’amour de soi et désappris l’amour-propre.
Mes amitiés parmi les spécialistes de l’Antiquité grecque et romaine me firent en même temps découvrir dans l’imprégnation réciproque entre la philosophie grecque et la rhétorique latine, qui fait de Cicéron l’auteur-mère, avec Augustin, de l’Europe pré-moderne, le même principe fécond de poésie, de littérature, de morale et de droit que Ernst-Robert Curtius, dans le grand livre traduit en français dès 1948, La littérature européenne et le Moyen âge latin, avait montré à l’œuvre dans la période « intermédiaire » entre Antiquité et Renaissance.
Fidèle à mon intention initiale: lire les pièces de Corneille dans leurs propres termes, je n’ai rien négligé de ce qui pouvait me faire comprendre ce qu’entendait Mme de Sévigné quand elle parlait à sa fille de ces « tirades qui font frissonner ». J’ai lu la plupart des mémorialistes qui ont écrit sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV (mes premières publications ont été consacrées à deux d’entre eux, Henri de Campion et Mme de Motteville): ils font entrer dans le vif d’une époque qu’émoussent les reconstructions partielles ou les généralisations rétrospectives des historiens. Je me suis parallèlement rendu maître de cette littérature néo-latine, française et italienne, que la fascination des universitaires pour les grands auteurs fait d’ordinaire négliger. Je dus constater à quel point, liée étroitement aux débats religieux, politiques et moraux de l’époque, la référence rhétorique, à peu près négligée par les analystes modernes, y jouait un rôle déterminant, même et peut-être surtout lorsque les auteurs, par scrupule religieux envers les luxes de la parole, par dédain philosophique envers la sophistique ou par désinvolture aristocratique envers le pédantisme scolaire, prétendaient s’en affranchir. Je refis mon éducation.
Cette présence diffuse et insistante de la rhétorique antique, ravivée encore à l’école par l’humanisme de la Renaissance, m’apparut alors d’autant plus vivante qu’elle n’allait pas du tout de soi. La réalité monarchique des régimes « modernes » rendait en effet impossible (ou déplacée et dangereuse) l’éclat public de l’éloquence politique et judiciaire, et elle l’obligeait à se circonscrire dans les exercices d’imitation scolaire; elle encourageait par contraste l’omniprésence du genre « flatteur » et « fleuri » de l’éloge. Or ni la « grandeur d’âme » aristocratique, ni l’indépendance philosophique, ne pouvaient s’accommoder, autrement que par convenance, des contraintes « serviles » et des « lieux communs » conventionnels de flatterie, l’équivalent de notre « démagogie » dans les « sociétés d’ordres » et de Cour. D’où cette recherche (inaugurée en France par Montaigne) d’une « nouvelle rhétorique » qui échappe à la fois aux genres délibératifs « républicains », aux genres « flatteurs » de Cour, à l’éloquence sacrée, et qui ouvre à la liberté intime un style épigrammatique de pensée et de dialogue, quasi crypté, pénétré d’ironie. Cette recherche (qui se réclame tantôt de Tacite, tantôt d’Ovide) aboutit aussi bien à la méthode de Descartes, aux éclairs discontinus de La Rochefoucauld et de Pascal, qu’aux poétiques de la « pointe » et de « l’esprit ».
Les deux pôles extrêmes de la gamme des styles, l’atticisme tacitéen et l’asianisme ovidien, tout en se combattant et s’appelant l’un l’autre, ont en commun de vouloir échapper à la consommation courante et machinale de l’éloge de Cour. Le plus grand poète de l’époque Louis XIII, le plus accusé de « décadence », même en Italie, jusqu’à ces dernières décennies, est le Napolitain Giambattista Marino, que Marie de Médicis invita à Paris, où il demeura de 1615 à 1623. Nul n’a mieux compris que Marino la voie ovidienne d’échapper à la platitude panégyrique: la pousser jusqu’au point où, laissant apparaître son revers, l’ironie, elle se dénie elle-même et ouvre à l’esprit le jeu supérieur de la «maraviglia». La prodigieuse inventivité célébrante de l’érudit Marino, prenant le large de la nature, crée d’« abolis bibelots d’inanité sonore » dont l’artificialité absolue touche aussi bien à l’extase mystique qu’à la volupté libertine.
Son lyrisme miroitant d’Italien cache une mélancolie de « nada » espagnol, qui ne se laisse deviner et savourer que par des lecteurs recrus de littérature, de peinture, de musique, sensibles au paradoxe d’un art exténué, que la conscience même de la vanité de tout et de la sienne propre rend prodigieusement fécond. Il a été un maître de poétique pour le Romain Gianlorenzo Bernini aussi bien que pour le Français Poussin, même si ce dernier a de plus en plus, après 1630, sacrifié le feu de l’ingenium italo-espagnol à la lumière française d’un judicium qui est moins « raison » et « règle » que raffinement suprême d’un « goût ». Dans les profondeurs de ce que l’on appelle, de façon trop rigide ou trop générique, « baroque » et « classique », j’entrevoyais une « vie des formes » à la fois créatrice et réfléchie dont le secret, selon le mot de Jean Paulhan, était caché dans les anciens replis d’une rhétorique oubliée.
La lecture attentive de nombreux auteurs que leurs contemporains tenaient en haute estime, mais qui, depuis le XVIIIe siècle, étaient tombés dans l’oubli, me permettait de retrouver les catégories d’atticisme, d’asianisme, de sublime que les esprits les plus créateurs mettaient en œuvre sans se soucier d’en faire la théorie ou d’en professer la définition. Dans cet humus, se révélait une ardente et incessante dispute des styles, dont les enjeux touchaient à la religion, à la politique, à la morale. À cette lumière, il devenait possible de lire les œuvres comme elles voulaient être lues (le théâtre de Corneille est à cet égard un exceptionnel miroir), mais aussi, en sortant du strict domaine des lettres et des arts, d’interpréter la conduite de types et de groupes sociaux contemporains, dont chacun était au plus haut point soucieux de se définir, avec la dernière précision, dans la querelle générale et théorique des styles, par celui qui s’accordait le mieux à sa forma mentis et qui se prêtait le mieux à la symboliser en public. La Grande Robe parlementaire a son style, l’aristocratie d’épée cherche le sien, Richelieu se propose d’en donner un à la monarchie.
C’est ce que j’essayai de montrer, avec un grand luxe de preuves, dans ce que je croyais être une introduction à ma thèse sur « Corneille dramaturge en son temps ». René Pintard me fit remarquer gentiment que ce qui aurait dû former l’ambitieux préambule à une étude du théâtre de Corneille était devenu en dix ans le corps indépendant d’une thèse d’État, que je soutins en Sorbonne en juin 1974. Refusée par Gallimard, qui exigeait réécriture et réduction pour le public des « sciences humaines », ce livre n’en fut pas moins publié intégralement aux éditions Droz, à Genève, en 1980. Il paraît que cette année-là, les mille exemplaires vendus à un prix élevé par un éditeur en difficulté, mais dont les frais d’impression avaient été entièrement couverts par la générosité calviniste de Mme Gruner-Schlumberger, permirent à Droz de boucler en hausse son budget ! Droz publia quelque temps plus tard, sous le titre Héros et orateurs, un recueil de chapitres, déjà parus pour la plupart en revues, qui représentaient les principales facettes de la thèse sur Corneille envisagée au départ. En 1976, au cours d’un des colloques d’été du Centre d’études de la Renaissance, je suggérai hardiment à plusieurs collègues (Alain Michel, James Murphy, Heinrich Plett, Brian Vickers) la création d’une Société Internationale d’Histoire de la Rhétorique, qui vit le jour l’année suivante, et qui a manifesté depuis sa vitalité, notamment par la publication de la revue Rhetorica.
La revue française XVIIe siècle, que j’ai longtemps dirigée, me fit entrer dans un milieu de recherches et de travaux portant sur tous les aspects de l’histoire, de la pensée, des lettres et des arts du « Grand siècle ». Depuis 1968, ma collaboration régulière à la revue Contrepoint, dirigée par Georges Liébert, puis à son héritière Commentaire, dirigée par Raymond Aron, me fit sortir du cercle strictement érudit; je m’agrégeai au cercle le plus brillant de la pensée libérale française, proche des disciples américains de Léo Strauss, proche aussi en France de la gauche « tocquevillienne » de François Furet. Ayant voulu par discipline et par goût me faire « Ancien » pour comprendre les anciens, je me suis retourné, en profitant de la conversation, de l’expérience et de la réflexion de ces modernes (mais en garde contre les dérives de la modernité) vers les réalités contemporaines, avec le « regard éloigné » de l’ironie. De ce retournement vers les affaires de la Cité sont sortis l’essai-pamphlet L’État culturel, publié en 1989 et quelques articles publiés à des moments choisis dans Le Monde ou Le Figaro.
Mon entrée au Collège de France en 1986 m’avait donné du champ. André Chastel, qui avait lu ma thèse avec intérêt et qui m’avait encouragé à étendre mes recherches aux arts visuels, avait aussi soutenu une candidature présentée à l’Assemblée du Collège par Yves Bonnefoy. Le Collège royal, depuis ses origines jusqu’à la fin de l’Ancien régime, avait compris une chaire d’éloquence latine. Pour la première fois, il créait une chaire intitulée « Rhétorique et Société », circonscrite au XVIe et au XVIIe siècles, mais que les habitudes libérales de la maison ne m’interdisaient pas d’étendre aux Lumières et au Romantisme. J’écartai d’emblée une interprétation étroite et technique de cet intitulé et je me fixai un programme d’enseignement et de recherche qui reste encore aujourd’hui un chantier inachevé, tant il est difficile de transformer en livre, au rythme voulu et régulier, la substance des conférences et des séminaires annuels du Collège. Mon propos a toujours été de me servir des catégories rhétoriques à la fois comme clef de lecture des œuvres littéraires ou plastiques, et comme sociologie historique de leur milieu générateur et réceptif.
J’ai réussi par deux fois à transformer en livres – Le poète et le roi, La Fontaine en son siècle (1997), La Querelle des Anciens et des Modernes (2001) –une série de conférences du Collège. Mes autres cycles annuels de conférences, « La République des Lettres », « Le XVIIIe siècle du comte de Caylus », « Chateaubriand », ainsi que les séminaires que j’ai dirigés sur « Rhétorique et arts visuels » (prolongés par plusieurs essais ou catalogues d’exposition, ainsi que par les « Mellon Lectures » prononcées à la National Gallery de Washington en 2000), ont laissé derrière eux matériaux et textes qui attendent leur cristallisation en livre. La généreuse bourse d’aide à la recherche que me vaut le Prix Balzan va me permettre de mener à bien, avec une petite équipe de chercheurs, ces trois principaux projets restés à mi-chemin, et de soutenir la publication de travaux esquissés sous ma direction par des auditeurs ou auditrices de mon enseignement au Collège.
Il n’est donc pas superflu que j’évoque ici, au moins à grands traits, ce programme de recherche que je voudrais faire aboutir, si le temps m’en est laissé, et qui dérive tout naturellement des résultats que j’avais obtenus et consignés dans l’Âge de l’éloquence.
I. La « République des Lettres »
Dans leurs limites chronologiques (l’époque Henri IV-Louis XIII) mes premières recherches m’avaient fait rencontrer, en filigrane des institutions officielles, Cour, Parlement, Académies et Ordres religieux savants, « compagnies » mondaines, un phénomène très discret, décrit par René Pintard dans son Libertinage érudit, mais que ce grand « dix-septièmiste » ne nommait pas « République des Lettres », ayant sans doute jugé que ce syntagme était trop caractéristique de l’époque suivante, celle de Pierre Bayle et surtout de Voltaire, où son emploi devient de notoriété publique. Pour autant, quoique sur un mode plus confidentiel, cette expression circule dans la correspondance et la conversation des lettrés et des savants volontiers voyageurs du XVIIe siècle, il leur permet de décrire en langage presque chiffré leur complicité, leur coopération, leur cooptation entre pairs, d’ordre strictement privé et sur un pied d’égalité, en marge de leur rang, de leur profession, de leur confession, de leur nation, au service d’une fin qui leur est propre, la connaissance désintéressée.
Je me suis donc proposé d’en retracer les origines, et d’en suivre l’évolution. La formule apparaît en latin pour la première fois en 1417 dans une lettre de félicitations adressée par Francesco Barbaro à Poggio Bracciolini, qui vient de retrouver en Suisse alémanique, dans la bibliothèque du monastère d’Einsiedeln, un manuscrit contenant le texte complet de l’Institution oratoire de Quintilien, et des œuvres de Cicéron que l’on avait cru perdues. Les deux correspondants appartiennent au cercle des continuateurs italiens de Pétrarque, tant Vénitiens (Barbaro) que Florentins (Bracciolini). Par Respublica literaria, Barbaro désigne la sodalitas qui réunit les lettrés vivants, de quelque patrie qu’ils viennent, aux grands esprits de l’Antiquité dont ils s’attachent à arracher les ouvrages à l’oubli et à la barbarie. Il y a du mystère partagé dans la philologie de ces chasseurs de manuscrits qui sont aussi des éditeurs critiques, et dans l’archéologie des inscriptions, monnaies, médailles, statues et monuments antiques qu’encourage en Italie cette restitution de textes oubliés remettant en lumière l’histoire, le droit, la religion, la philosophie, l’éducation oratoire, les arts des Anciens. On peut suivre dans les préfaces des éditions d’Alde Manuce, puis dans la correspondance d’Érasme l’extension hors d’Italie au début du XVIe siècle de cette société savante internationale qui se propose rien de moins que de recommencer le « procès de civilisation » au point où les invasions barbares et la chute de l’Empire romain l’avaient interrompu. Cette « République littéraire » qui transcende les frontières et les institutions de l’Europe médiévale se conçoit comme une communauté aristocratique qui se propose à la fois de publier et faire partager ses découvertes: ce qui suppose contradictoirement la maîtrise de l’art de persuader et le souci de préserver le caractère privé, entre pairs, liés par l’émulation et l’amitié, d’un savoir menacé, dès les origines, d’être suspecté d’hérésie religieuse ou d’opposition politique.
La République des Lettres a connu ses crises et ses phases: la première d’entre elles est au début du XVIe siècle, l’explosion des réformes protestantes, qui appliquent à la religion chrétienne le même principe de « retour à l’origine et aux sources » qui avait présidé à la philologie et à l’archéologie des humanistes et à leur critique de la « barbarie » scolastique. Au milieu des guerres religieuses créées par le schisme, notamment en France, la République des Lettres (dont les patrons sont de hauts magistrats) tend à se confondre avec le parti des « Politiques », qui travaille patiemment à la paix civile et à la tolérance. C’est sa période classique, illustrée par les Essais de Montaigne et au début du siècle suivant par l’autorité encyclopédique conquise dans toute l’Europe d’un Nicolas Fabri de Peiresc.
La seconde phase est l’apparition du vivant de Peiresc d’une « nouvelle science » mathématique, astronomique, et physique dépassant les méthodes et les résultats de la science antique réappropriés par les philologues, Euclide, Diophante, Ptolémée Elle remet radicalement en cause l’image antique d’un cosmos clos homologué par la théologie médiévale.
La troisième, que l’on peut dater du début du XVIIIe siècle, coïncide avec le passage de la République des Lettres du latin aux langues vernaculaires, notamment au français, « latin des Modernes », ce qui à Paris, devenu la capitale des modes européennes, élargit son public à tout un monde bariolé d’ « amateurs » oisifs et curieux. Le journalisme et la « charlatanerie » (néologisme caractéristique) s’insinuent dans les mœurs de la « République » en même temps que décline le prestige des genres érudits et que croît celui des genres mondains: le roman, la poésie éphémère, la « brochure » d’actualité. La Querelle des Anciens et des Modernes, déclarée à Paris en 1688, surgit sur le terrain créé dans la capitale française à la fois par le succès de la « nouvelle science » et par la « mondanisation » du savoir. L’âpre ironie d’Érasme et de Montaigne devient la petite monnaie du commerce des « bonnes compagnies » que nous appelons rétrospectivement « salons ». La distinction que peut faire Pintard, pour la période Louis XIII, entre « libertins érudits » et « libertins de mœurs » s’efface. Les « philosophes » gouvernent l’esprit des gens du grand monde, et l’Érasme français, Voltaire, exerce un empire universel sur l’opinion dont Érasme hollandais n’aurait pas pu rêver.
II. Le comte de Caylus et la République française des Lettres et des Arts
Pour mieux comprendre cette troisième « République des Lettres » sortie de l’ombre, telle que Paris capitale de l’Europe l’a modifiée, j’ai choisi d’étudier de près la vie, les œuvres, et l’influence d’un personnage à la fois typique et singulier, détesté de Diderot, mais ami et correspondant de Voltaire, le comte de Caylus. Petit-neveu de Mme de Maintenon, portant un nom et un titre d’ancienne noblesse de Cour, Caylus a commencé par faire très jeune la guerre, pendant la guerre de Succession d’Espagne, mais il s’est converti dès 1714 à l’otium cum dignitate du « virtuose », pourvu par héritage d’un revenu modeste, mais confortable. Il est d’abord étroitement lié à la grande aventure des arts français sous la Régence, l’essor à Paris du goût « rocaille », l’antithèse du « grand goût » de Louis XIV, nouveauté dont le mécène plus ou moins volontaire est le banquier-collectionneur Pierre Crozat. Il est l’intime entre 1714 et 1719 d’Antoine Watteau, il apprend à graver « d’après dessin » sous la direction du peintre, il forme son œil et son goût en sa compagnie dans la fabuleuse collection de dessins italiens du XVIe siècle réunie par Crozat. En même temps, disciple de l’abbé Antonio Conti, il s’initie à ce que Paul Hazard a nommé la « crise de la conscience européenne », et il fait en 1724 une peregrinatio academica qui le conduit, de savant en savant, de cabinet de curiosités en cabinet de curiosités, à Bruxelles, à Amsterdam et à Londres.
Un voyage en Méditerranée orientale, en 1717, a fait de lui un « antiquaire », et un voyage précédent, en Italie cette fois, en 1714-1715, l’avait rendu familier de peinture vénitienne et bolonaise. De surcroît, il écrit abondamment, avec talent, mais avec la désinvolture d’un grand seigneur dédaigneux de publicité personnelle: journal intime, journaux de voyage, poésies de circonstance, nouvelles, traductions de l’italien et de l’espagnol et naturellement, comédies « de château » où il joue lui-même, dont il conçoit les décors, ainsi que celui de fêtes de parc. Il évolue dans les « sociétés badines » où se côtoient comédiennes, peintres, écrivains et grands seigneurs.
Autour de 1730, l’ « antiquaire » commence à prendre le pas chez lui sur le dilettante qui avait participé intensément au triomphe du « rocaille », dont il se lasse l’un des premiers. Il s’attache au sculpteur Bouchardon, rentré d’un long séjour à Rome où il s’est formé sur l’antique. Le ministre de la Maison du roi, son ami, le comte de Maurepas, le fait entrer, au titre de « conseiller amateur, successivement à l’Académie de Peinture et Sculpture, où le rejoindra son ami le grand expert de dessins et d’estampes Pierre-Jean Mariette, et à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Désormais, avec un autre de ses amis, le peintre Charles-Antoine Coypel, Caylus s’attache à restaurer pour Louis XV un « grand goût » royal, par la réforme de l’enseignement de l’Académie de peinture et par l’éducation du public. Avec une prodigieuse énergie, il multiplie les communications devant les deux Académies. Aux artistes il rappelle les grandes disciplines sur lesquelles s’est fondée la « peinture d’histoire », n’hésitant pas à entrer dans le détail technique et à revenir sur les notions fondamentales (le dessin, la couleur, le costume, les passions) qui avaient guidé les ateliers de la Renaissance italienne et que l’Académie royale de Louis XIV, sous le directorat de Charles Le Brun, s’était efforcée d’ériger en doctrine. Pour inspirer l’invention de futurs « peintres d’histoire », la plupart ignorants du grec et du latin, il publie des recueils de paraphrases en prose de l’Iliade, de l’Odyssée et de l’Énéide, autant de sources dramatiques auxquelles auront recours de nombreux peintres européens de la génération de Mengs. Pour le public des Inscriptions, Caylus fait l’exégèse de Pline, il propose des reconstitutions des chefs-d’œuvre de l’architecture, de la sculpture et des arts décoratifs antiques. Il est en rapport avec les grands antiquaires de Venise, Bologne et Rome, il s’ingénie à percer le secret qui entoure les fouilles d’Herculanum et de Pompéi. Pour protester à la face de l’Europe contre le retard du gouvernement de Naples à publier les œuvres d’art réunies au Musée de Portici, il publie lui-même luxueusement des gouaches du XVIIe siècle appartenant à Mariette, exécutées à Rome dans le cercle de Bellori et de Poussin par Pietro Santi Bartoli, et qui reproduisaient fidèlement des peintures retrouvées alors dans des fouilles romaines, et disparues entre-temps.
Infatigable mécène et mentor de jeunes élèves de l’Académie de Peinture et Sculpture, Vien, Lagrenée, Le Lorrain, Vassé, Caylus les forme au « grand goût » à l’antique, de préférence « grec », il place leurs œuvres en France et auprès des cours étrangères. Il s’attache aussi à orienter les arts décoratifs français, notamment le mobilier et les vases, dans le même sens antiquisant. À partir de 1748, il obtient de Mme Geoffrin qu’elle ouvre chaque lundi ses salles de réception aux artistes, afin de faciliter leur conversation avec les gens de lettres et les gens du monde. Il trouve là un autre terrain d’action et de diffusion pour les vues qui lui sont chères. Cette puissante offensive contre le goût « rocaille » et contre le sillage laissé par Watteau commence dans les années 1750 à porter ses fruits et à influencer la Direction des Bâtiments du roi passée à l’oncle, Tournehem, puis au frère, Marigny, de la marquise de Pompadour.
Les dix dernières années de sa vie (il meurt en 1765, salué par une épigramme vengeresse de Diderot), sans interrompre son action auprès des artistes et du public, Caylus concentre toute son activité littéraire sur son Recueil d’Antiquités, dont le dernier et septième volume sera publié après sa mort. C’est à la fois le catalogue raisonné de sa propre collection d’objets d’art antiques, grecs, étrusques, romains, égyptiens, commenté à l’intention des artistes autant que des érudits, et un recueil de fouilles archéologiques relevées à sa demande, en France, sur des sites gaulois ou gallo-romains mis à jour par les travaux des ponts et chaussées. Plusieurs membres de l’Académie des Inscriptions, dont l’abbé Barthélémy, et le docte théatin italien Paciaudi, avec lequel Caylus entretint une active correspondance, ont concouru à cet immense ouvrage, qui assura sur le moment la gloire européenne de Caylus. Au début de sa carrière, ce gentilhomme des Lumières avait connu chez Crozat l’abbé Du Bos. À bien des égards, sa pensée et ses écrits, déterminants pour l’avènement du goût néo-classique et néo-grec, sont débiteures de Du Bos, le Quintilien du parti des Anciens, dans les Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1718) et du même Du Bos historien des fondations romaines du royaume franc, dans l’Histoire des origines de la monarchie (1729). Un des derniers gestes de Caylus sera de faire publier la traduction française du premier essai de Winckelmann.
III. Rhétorique, société et arts visuels
Le cas tardif du comte de Caylus suffirait à lui seul à établir les scellements étroits qui lient, depuis le XVe siècle italien, la République des lettres, ses antiquaires, ses archéologues, ses philologues, ses rhétoriciens attachés à définir les degrés du docere et du delectare et les ateliers, puis les académies d’artistes, dont l’invention, l’imitation et la poétique visuelle, relayés au loin par la gravure et le collectionnisme, ont aussi besoin des lettrés, et de mécènes lettrés pour le faire connaître. À bien des égards, un grand seigneur indépendant tel que Caylus, mais s’appuyant sur les Académies royales, et partisan des « Anciens » dans la longue « Querelle des Anciens et des Modernes », s’est attaché, au service de l’art royal français, sous Louis XV, à raviver un « ancien régime » des arts qu’avait ébranlé le génie singulier de Watteau, privé de formation académique, incapable des grands genres de l’art royal, mais dont la manière avait créé une mode , avec le soutien de marchands et d’amateurs, auprès du public privé parisien, puis européen.
Dans le recueil d’études que j’ai publié en 1996 sous le titre l’École du silence, le sentiment des images au XVIIe siècle, dans la collection « Idées et recherches » dirigée par Yves Bonnefoy, j’avais essayé dans plusieurs directions de montrer comment l’Ut pictura poesis d’Horace avait été élargi en un Ut pictura rhetorica à la fois dans l’art profane et dans l’art religieux du Grand siècle. Les arts visuels ne relèvent pas exclusivement, comme on a pu le croire, d’une sociologie historique et tout extérieure du patronage et du collectionnisme: la conception et les intentions des artistes, la réception qu’ils attendent et qu’ils reçoivent, s’enracinent plus profondément dans une culture du Beau qu’ils partagent avec les lettrés, et que son essence rhétorique, encore indemne de cette philosophie spécialisée que Baumgarten nommera « esthétique » au siècle suivant, rattache à la religion, à la morale, à la politique, aussi bien qu’à l’érudition antiquaire et à l’art de mémoire.
Dans les Mellon Lectures que j’ai prononcées en mai 2000 à Washington (en voie de publication), j’ai cru pouvoir montrer que la « Querelle des Anciens et des Modernes » n’avait pas laissé indemne l’histoire des arts français, mais qu’au contraire celle-ci s’éclairait un peu mieux si on la percevait sur ce fonds commun qu’elle partage avec l’histoire littéraire. La question d’un « art royal » et de son decorum propre, distinct de celui de l’art d’Église, mais soucieux tout aussi bien de donner le ton aux arts de délectation profanes et privés, est au cœur d’un débat propre à la France, et qui oriente aux XVIIe et XVIIIe siècles le sort des arts et des lettres français dans un sens polémique inconnu, au moins à ce degré, en Italie et à plus forte raison en Espagne ou en Hollande. Cette responsabilité politique assignée aux arts par la Cour et le refus de cette responsabilité par les arts de la Ville, infléchit en profondeur les termes du débat hérité de la Renaissance. En France, le « retour à l’antique », conçu par le comte de Caylus dans un esprit conservateur et au service de la grandeur royale, a pu être détourné par Diderot, puis par David, au service d’une émancipation « républicaine » et d’une liberté « citoyenne ». Le débat quasi clandestin dans la Rome de la Contre Réforme entre un art de peindre lié à la piété personnelle, celui du Baroche et du Caravage, un art d’Église officiel, et un art profane de délectation privée, celui par exemple de la galerie Farnèse d’Annibal Carrache, ou encore, dans la Rome dite « baroque », l’oscillation feutrée entre un Poussin et un Bernin ou un Pietro da Cortona, préfigurent la Querelle à grande échelle dont Paris est le théâtre de Le Brun à Watteau, de Boucher à David.
Les monographies que j’ai consacrées l’an dernier à la Sainte Françoise Romaine de Poussin (Éditions des Musées nationaux), et au dialogue Bernin-Poussin (Bibliothèque Hertzienne, Rome), font partie d’un work in progress qui se propose de reconstituer les prémisses romaines du débat artistique et littéraire français du siècle de Louis XIV et du siècle des Lumières.
Tels sont les trois principaux chapitres, reliés entre eux, de mon propre champ de recherche. Plusieurs projets de publication et d’études confiés à des collaborateurs et à des élèves s’y rattachent.