France
Prix Balzan 2007 pour la littérature européenne (1000-1500)
Discours de remerciement – Berne, 23.11.2007
Monsieur le Conseiller Fédéral,
Messieurs les membres des Conseils et du Comité Général des Prix,
Mesdames et Messieurs,
il en va du prix Balzan comme du Royaume de Dieu. Il procure la béatitude. De pauvres pécheurs y sont admis dans la compagnie de saints du calendrier, tels mère Térésa ou le pape Jean XXIII. L’élu peut être appelé de l’obscurité la plus profonde à la lumière la plus glorieuse.
La béatitude est certainement commune à tous les lauréats. Il est permis d’imaginer sans malveillance que beaucoup d’entre eux ne sont pas des saints et qu’ils illustrent ainsi le deuxième point. Mais s’agissant du troisième, je revendique, sans nulle vanité, une forme d’exclusivité.
Je ne fais pas ici allusion, quelque tentation que j’en aie, à mon obscurité personnelle, puisqu’elle n’a pas frappé un jury nécessairement infaillible, auquel je ne dirai jamais assez ma reconnaissance. Je parle des ténèbres du Moyen Âge. Ce sont elles que dissipe l’attribution cette année de l’un des prix Balzan au domaine de la littérature européenne entre 1000 et 1500. Ce geste souligne, non seulement que le Moyen Âge est une époque fondatrice de la civilisation européenne, mais aussi que les lettres médiévales ne se réduisent pas à une régression calamiteuse au regard d’un apogée antique ni à des tâtonnements rudimentaires où seul un regard rétrospectif peut déceler la promesse encore incertaine d’éclosions futures.
On me dira que le Moyen Âge n’a nul besoin d’être défendu car il y a beau temps qu’il n’est plus attaqué. Une enquête menée récemment aux États-Unis révèle, paraît-il, que c’est l’époque du passé qui attire et séduit le plus. En France, pas de ville qui n’ait désormais sa fête médiévale, avec tournoi, vielle à roue, cochonnailles et indigènes déguisés. Le roi Arthur et les chevaliers de la Table ronde reprennent chaque jour du service dans des films et des romans historiques. L’avenir même sera médiéval, à en juger par l’imaginaire de la science fiction.
Mais c’est précisément tout cela qui attaque le Moyen Âge. C’est contre tout cela qu’il doit être défendu. Qu’il doit être défendu ? Ce n’est pas le Moyen Âge pour lui-même qui nous importe. C’est le rôle crucial qu’il a joué dans le développement de la civilisation européenne. Et ce rôle, il l’a joué par la profondeur, l’éclat, la vitalité de sa vie intellectuelle et de ses lettres. Ce que notre époque ne comprend pas, s’agissant du Moyen Âge comme de toute autre période du passé, c’est que la littérature est la seule réalité qui demeure vivante à travers les siècles, la seule qui puisse encore avoir un effet véritable sur nous et sur notre vie. La mode, chez les romanciers et les cinéastes, est de prétendre retrouver le vrai roi Arthur en se projetant au VIe siècle, à l’époque où il a vécu s’il a jamais existé, alors que sa vérité et son existence sont dans les romans qui, à partir du XIIe siècle, le font vivre et dans la leçon qu’ils nous laissent.
Le Moyen Âge marque un début des lettres européennes puisqu’il a vu naître, avec les langues romanes, les littératures composées dans ces langues, tandis que l’évangélisation, en introduisant l’alphabet latin, permettait aux littératures germaniques d’accéder à l’écriture. Mais il a aussi sauvé les lettres antiques. Il a résisté à la tentation de croire que la révélation chrétienne les condamnait. Il les a passionnément lues et étudiées. Il les a copiées : ce ne sont pas les quelques papyri parvenus jusqu’à nous qui nous permettent de les connaître, mais les manuscrits inlassablement recopiés par les moines médiévaux. Il n’a cessé de s’en nourrir. La renaissance humaniste n’est qu’une renaissance parmi d’autres, succédant à la renaissance carolingienne et à celle du XIIe siècle. Le Moyen Âge est fait d’un enchaînement de renaissances, chaque génération rivalisant d’ardeur pour revenir au plus près de la source antique.
La littérature médiévale se met ainsi, avec un zèle appliqué et touchant, à l’école des lettres antiques, mais elle leur ressemble si peu. Elle est toute nouvelle, toute jeune, et elle ne le sait pas : ne pas mesurer à quel point on est jeune est le signe même de la jeunesse. Des langues jeunes, une poétique nouvelle, une imagination qui s’aventure dans des contrées exotiques et se nourrit de merveilles. À nous de peser les composantes de ce mélange surprenant, aux proportions variables et mouvantes.
Étudier la littérature du passé, c’est être sur un terrain perpétuellement mouvant. Un objet difficile à connaître, plus difficile à comprendre qu’à connaître, plus difficile à sentir qu’à comprendre. Que ces littératures, celles de l’Europe médiévale, soient les nôtres dans leur état naissant ou ancien rend leur approche plus périlleuse encore, puisque la continuité entre elles et nous, que nous sentons à juste titre, nous cache de profondes ruptures, tandis que ce qui nous paraît étranger ne l’est parfois guère, ou ne nous semble tel que parce que nous oublions le bien commun de la culture antique ou biblique. Si nous relâchons l’effort historique et philologique, ces textes lointains fuient irrémédiablement hors de notre portée. Si nous nous crispons sur eux, ils dépérissent et se fanent dans nos mains. Et pourtant ils nous importent, tout particulièrement ceux qui nous viennent de la France médiévale. Ils ont, ces textes en langue d’oc et en langue d’oïl, circulé à travers l’Europe entière, sans contrainte et sans impérialisme. Ils ont été adoptés, adaptés, imités, et bien vite de nombreux élèves ont dépassé le maître. Ils ont alors connu le sort que tout maître devrait souhaiter : ils ont été presque oubliés, tout en agissant continûment, profondément, secrètement, pendant des siècles, jusqu’à nous.