France
Prix Balzan 2007 pour la littérature européenne (1000-1500)
Perspectives sur le Moyen Âge. À la recherche de la bonne distance: Université de Genève, 22.11.2007
Il fut un temps, non pas si lointain, où qui choisissait un domaine d’étude comme la littérature médiévale s’entendait demander pourquoi son intérêt le portait vers le Moyen Âge, mais non pourquoi il étudiait la littérature ni pourquoi la littérature du passé. De tels choix semblaient naturels. Il allait de soi que l’esprit se forme par la connaissance des lettres anciennes et des littératures modernes, en prenant la mesure de la continuité et des ruptures des unes aux autres.
Pourquoi cela allait-il de soi ? Peut-être parce que la sagesse et la beauté du passé n’étaient ni dévaluées ni relativisées ni menacées par les révélations sur l’univers et sur l’homme que la science peut à tout moment faire surgir. Peut-être parce que ces révélations n’étaient pas mises en balance avec celles que livraient depuis toujours la littérature et la poésie. Peut-être parce que la stabilité et l’universalité attribuées alors à l’esprit humain permettaient, une fois toutes les distances et toutes les différences connues, comprises et mesurées, d’aimer les arts et les lettres du passé, de s’en nourrir et de se les approprier, sans se caparaçonner d’une perpétuelle méfiance. Peut-être parce que l’étude du passé paraissait encore une voix royale pour la connaissance de l’homme. En quelques années, le mot humaniste a changé de sens. Il ne désigne plus celui qui est formé aux humanités classiques, mais celui qui se préoccupe des hommes, ses contemporains. En vérité, un humaniste s’est toujours défini par son intérêt pour l’homme. Mais on considérait naguère que maîtriser la continuité de la civilisation à partir du monde grec et latin permettait de prendre la mesure de l’homme. Ce détour par le passé paraît aujourd’hui inutile.
À cela s’ajoute que la connaissance du passé n’est plus aussi cruciale dès lors que la révélation judéo-chrétienne n’est plus au centre de tout, dès lors que tout ne se joue plus autour d’un livre ancien, lu, traduit, médité, commenté, inspirant chaque geste de la vie et chaque manifestation de l’art dans la succession ininterrompue des siècles. Le prix attaché à la compétence philologique et à l’aptitude à entendre la littérature du passé est, à cet égard, un prolongement naturel de la foi ou – ce qui revient au même – de l’inquiétude religieuse. « Admettre l’action de la littérature sur les hommes, écrivait Emmanuel Levinas, c’est peut-être l’ultime sagesse de l’Occident où le peuple de la Bible se reconnaîtra. »
C’est encore dans ce cadre ancien que j’ai choisi autrefois d’étudier la littérature médiévale. Ma formation était ce qu’on appelle en France les lettres classiques, réunissant l’étude du grec, du latin et du français. Pourquoi, dans cet ensemble, avoir choisi la littérature du Moyen Âge ? Pour des raisons, je le crains, soit puériles, soit aujourd’hui désuètes, mais qui, comme il arrive souvent, m’ont malgré tout, vaille que vaille, insufflé un élan suffisant et où l’on peut même, rétrospectivement, trouver l’unité cachée de travaux divers, voire, en apparence, dispersés. Des raisons puériles : jeune d’esprit plus encore que d’années, j’étais resté sensible à la magie des contes, à l’exaltation de l’amour courtois ; s’il faut faire un aveu plus humiliant encore, je ne doutais pas alors d’avoir un talent littéraire et il me semblait qu’il serait stimulé par des travaux universitaires qui m’arracheraient à moi-même et au monde contemporain pour me conduire à la source de notre littérature. Des raisons qui paraîtront aujourd’hui désuètes : élevé dans un milieu nourri de culture germanique, enclin à me laisser charmer par la lecture de Heine, de Uhland ou du Knabenwunderhorn, en attendant de m’attaquer à Herder, je pensais spontanément avec le romantisme allemand que nous pouvons trouver une vérité de nous-mêmes à la fois dans les débuts médiévaux de la poésie et dans la poésie populaire ; fortement préoccupé par les questions religieuses, je voyais dans le Moyen Âge une époque où la littérature leur était, sous toutes ses formes, essentiellement confrontée.
Mais c’était alors la fin des années soixante du siècle dernier. Si naïf, si provincial que je fusse, si prisonnier de mon petit univers démodé, il m’était difficile d’être à l’Ecole normale supérieure sans rien percevoir des courants intellectuels du temps et sans me laisser peu ou prou entraîner par eux. Mes premiers travaux se sont ainsi placés, largement sous l’influence de Jacques Le Goff, dans la perspective de ce qu’on appelait alors histoire des mentalités, après l’avoir appelé histoire culturelle et avant de l’appeler anthropologie historique. J’y trouvais en outre une justification de mon goût pour la littérature populaire. D’où le choix de mes deux premiers champs d’investigation, totalement différents l’un de l’autre, mais à travers lesquels je m’efforçais chaque fois de définir et de comprendre la littérature à partir de ses marges et de ses manifestations, si l’on peut dire, minimales : d’une part les pastourelles, d’autre part les plus anciens sermons en vulgaire roman.
La Pastourelle. Poésie et folklore au Moyen Âge, petit livre publié en 1972 et tiré de ma thèse de troisième cycle soutenue en 1970, suggère que dans les pastourelles, ces poèmes lyrico-narratifs et dialogués relatant la tentative de séduction d’une bergère par le poète, qui connaissent au Moyen Âge un succès prodigieux, particulièrement en langue d’oïl, la bergère serait perçue comme une émanation et une cristallisation de l’érotisme diffus dont est chargée la nature printanière, dont l’évocation est à l’époque un motif obligé dans le lyrisme d’amour. Un chaînon intermédiaire de ce processus serait fourni par le personnage de la femme sauvage, si important dans l’imaginaire médiéval et dont la serrana de la poésie ibérique fournit un avatar littéraire proche des pastourelles à de nombreux égards. Les pastourelles sont loin d’être des chansons populaires. En un sens, elles sont même tout le contraire. Mais elles appartiennent à la frange non courtoise du lyrisme et mon hypothèse leur supposait des racines profondes dans les croyances et les mythes. En outre, elles sont passées à la chanson populaire dans leurs avatars modernes.
La prédication en langue romane avant 1300, livre publié en 1976, outre qu’il est beaucoup plus gros, puisqu’il est tiré de ma thèse de doctorat d’État, est évidemment d’un tout autre ordre. Mais il entendait lui aussi se situer à un point de rencontre des cultures et des savoirs. Il cherche, en étudiant les premiers monuments et documents d’une prédication aux fidèles dans leur langue, à connaître les formes de l’enseignement élémentaire, si l’on peut dire, procuré par les sermons au peuple, cet enseignement reçu par tous et qui modelait la mémoire et la sensibilité de tous. Il scrute les imbrications et les clivages entre le latin et la langue vernaculaire, ainsi qu’entre les formes de pensée et de culture dont chaque langue était porteuse. Il précise les circonstances dans lesquelles ces textes ont été copiés, l’usage qui en a été fait, les destinataires auxquels ils s’adressent (recueils de sermons modèles, lectures édifiantes pour des femmes laïques ou parfois pour des béguines, etc.). C’est un travail très imparfait, mais dans un domaine à l’époque relativement peu défriché.
J’avais parcouru, si je puis dire, la poésie simple et la littérature religieuse simple, réunissant ainsi tout ce vers quoi j’étais à l’origine porté. Pendant un temps, j’ai continué sur cette lancée, avec, en 1978, un petit livre sur les chansons de toile, qui restent pour moi les poèmes les plus émouvants peut-être du Moyen Âge français, puis, tout naturellement, en 1979 un autre petit livre sur le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, où un certain nombre de ces chansons sont insérées. Cet essai trahissait un intérêt pour la psychanalyse, d’autant moins original que des amis prestigieux, de peu mes aînés, me montraient brillamment la voie et que notre maître Daniel Poirion flirtait lui-même avec cette approche. J’ai persisté dans l’introduction de l’édition d’Apollonius de Tyr que j’ai donnée en 1982.
Mais dès ce moment-là mon orientation avait changé et j’étais en train de devenir ce que je suis depuis lors. Cette nouvelle étape s’est manifestée en 1985 avec la publication de La subjectivité littéraire autour du siècle de saint Louis. Ce livre n’a pas connu lors de sa parution un succès éclatant, bien qu’il ait obtenu, pour sa création en 1987, le prix de l’Association Internationale des Études Françaises, mais il a vu son influence s’étendre à partir des années 1990, quand les idées dont il était porteur ont fini par être généralement admises. En effet, par son titre même, l’ouvrage a paru sur le moment un peu provocant, à une époque où, dans tous les domaines, le référent était supposé se dérober au profit d’une circulation indéfinie de signes qui ne renvoyaient qu’à d’autres signes. On s’attachait alors, comme on sait, à définir la poésie médiévale comme une « poésie formelle », on montrait qu’elle consistait en variations à l’intérieur d’un code linguistique, on affirmait que le seul enjeu des premiers romans est dans le langage. Par subjectivité littéraire, le livre entend ce qui marque le texte comme le point de vue d’une conscience et, en ce sens, définit la littérature. En montrant, à travers l’enchaînement, l’évolution et l’équilibre des formes littéraires, du lyrisme au roman, du poème allégorique aux premiers – et problématiques – récits autobiographiques, l’émergence de cette conscience, et particulièrement son affirmation et sa mutation au XIIIe siècle, il tente d’éclairer l’ensemble de la littérature médiévale et de son développement. Au reste, que le Moyen Âge soit l’époque même de la subjectivité peut être entendu comme un résumé et un extrait de la leçon hégélienne, puisque l’Esthétique voit dans le Moyen Âge l’aube de l’ère romantique, le dernier des âges de l’esthétique, précisément parce qu’il consacre, avec le christianisme, le triomphe de la subjectivité.
Ce livre m’invitait à m’intéresser tout particulièrement à trois domaines. La poésie personnelle et récitée du dit, récit contingent et mise en scène anecdotique du moi, par opposition à l’idéalisation généralisatrice de la poésie chantée des troubadours et des trouvères, avec la prise en compte du cas particulier qu’est le récit poétique d’un rêve, généralement allégorique, comme outil privilégié de l’investigation du moi. L’autobiographie, avouée ou déguisée, sous ses formes diverses. La méditation religieuse sous la forme de l’introspection, favorisée par la confession annuelle obligatoire imposée en 1215 par le concile de Latran IV. Ces trois domaines sont, pour l’essentiel, ceux dont mes ouvrages suivants ont approfondi et enrichi l’étude, à commencer, en 1989-1990, par l’édition et la traduction, précédées d’une longue introduction, des œuvres complètes de Rutebeuf, le poète français du XIIIe siècle qui a joué le rôle essentiel dans la « mutation poétique » du dit.
Mais cet approfondissement et cet enrichissement ont surtout été le fait des ouvrages d’histoire et de critique littéraire.
Ainsi, Froissart et le temps, publié en 1998, envisage d’un seul regard les Chroniques de Jean Froissart, son œuvre poétique et son roman de Méliador. Froissart est un conteur. Dans ses Chroniques, qui se transforment en mémoires dès lors qu’elles rattrapent l’actualité et qui deviennent le récit de sa propre enquête autant que celui des événements collectés, comme dans ses poèmes, il ne cesse de conter des histoires : des histoires sur l’Histoire aussi bien que des histoires sur lui-même ; la biographie de ses contemporains aussi bien que son autobiographie ; l’histoire de sa carrière et de ses voyages aussi bien que l’histoire rêvée de son éducation sentimentale et de ses amours ; des histoires du passé lointain, littéraire et fictif qu’est le monde arthurien. Mais il raconte et se raconte comme à front renversé de ses poèmes à ses Chroniques, il nourrit l’histoire du présent de nostalgie du passé, mais aussi son roman du passé d’une poétique du présent. De toute façon, il finit par ne parler que de lui. Le résultat est que le temps de l’Histoire et le temps personnel, le temps objectif et le temps subjectif, le « temps du monde » et le « temps de l’âme » interfèrent, se heurtent et se confondent constamment chez lui, au point que ces interférences structurent son œuvre, lui confèrent, sous une apparente diversité, une unité profonde et mettent en lumière son évolution.
Une nouvelle étape, en continuité avec la réflexion amorcée dans La subjectivité littéraire, mais cependant nouvelle, et peut-être plus fondamentalement provocante, a été marquée par la publication en 2003 de Poésie et conversion au Moyen Âge. Provocant au regard des usages de la critique et de l’histoire littéraire, ce livre l’est en prenant au sérieux, et la foi du Moyen Âge et sa littérature religieuse. Prendre au sérieux son objet, c’est renoncer à porter sur lui un regard supérieur ; c’est l’ultime dépouillement succédant à l’arrogance critique du XXe siècle finissant, et pour moi un retour, peut-être sénile, à la naïveté de ma jeunesse. Le bon lecteur n’est-il pas celui qui accepte d’être dupe, sans ignorer qu’il l’est ? C’est en ce sens que Blanchot disait de la lecture littéraire qu’elle « exige plus d’ignorance que de savoir, qu’elle exige un savoir qu’investit une immense ignorance».
L’esprit du livre est énoncé dès ses premières pages. Alors que les médiévistes de toutes les disciplines savent bien qu’ils ne peuvent faire autrement que de placer le christianisme au centre de leurs études, les historiens de la littérature ont tendance à penser que leur objet n’est digne d’intérêt que dans la mesure où il échappe à l’imprégnation chrétienne, ils tentent d’isoler une littérature dite profane, réputée seule digne de leurs soins, ou ils tentent de trouver derrière les textes explicitement religieux un substrat ou un non-dit qui en feraient le véritable intérêt. Cette supériorité condescendante peut les faire passer à côté de beaucoup de choses. En particulier à côté de la question de savoir si, aux yeux du Moyen Âge, la poésie peut être inspirée par Dieu et si elle peut aider à la conversion. Contrairement au paganisme antique, contrairement à la plupart des religions, le christianisme ne voit pas dans le poète un être privilégié, inspiré par la divinité, ni dans la poésie un médium du sacré. La révélation chrétienne passe par d’autres voies et n’a nul besoin de la poésie. Associant explicitement la poésie au paganisme, le Moyen Âge la juge doublement mensongère, parce que son objet est la fable et parce que le poète est un personnage sacré dans le monde païen : c’est le sens que le français donne au mot poète jusqu’à la fin du XIVe siècle. Art de l’ornement et non de la vérité, la poésie, chargée de séductions dangereuses, est, dit saint Thomas, une infima doctrina. Pourtant, voilà que la poésie médiévale, à mesure qu’elle prend conscience d’elle-même et se cherche à la fois une définition et une légitimation, se met à revendiquer sa place dans le mouvement de la conversion. Voilà qu’elle s’attribue à nouveau une inspiration divine à laquelle elle n’osait plus prétendre. Voilà que Dante est défini comme poeta theologus. On peut lire ainsi dans l’histoire de la poésie médiévale la conquête d’une légitimité au regard de la foi. C’est ce que tentent de montrer, à travers des analyses et des exemples très divers, les neuf chapitres de ce livre.
C’est encore au point de rencontre entre la poétique médiévale et la pensée religieuse que s’enracine l’idée qui nourrit Nature et poésie au Moyen Âge, publié en 2006. Nul n’ignore la place tenue par la notion de nature dans la pensée philosophique et théologique du Moyen Âge. En témoigne la polysémie même du mot, dont Alain de Lille distingue onze sens différents. Le Moyen Âge est habité en effet par une représentation de la nature inspirée de la mythologie et de la pensée antique comme de la Genèse biblique et du dogme chrétien. La nature, ouvrière du Créateur, ordonne le chaos et lui impose sa loi. En quoi cette représentation inspire-t-elle la poésie médiévale, en quoi, à l’inverse et de façon plus inattendue, la poésie influe-t-elle sur la pensée de la nature : telles sont les questions posées par le livre. Il part du constat que le Moyen Âge connaît deux types de poésie de la nature. D’une part, une poésie savante, héritée de la tradition antique, qui est une poésie cosmologique ou cosmogonique à coloration philosophique : c’est le courant qui va de Boèce aux chartrains et trouve son expression vernaculaire avec Jean de Meun. D’autre part, une poésie, essentiellement en langue vulgaire, qui associe à l’amour le renouveau printanier ou l’alternance des saisons et qui paraît si caractéristique de l’art des troubadours et des trouvères qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle les plus grands médiévistes y ont vu les vestiges des premiers monuments du lyrisme roman. Non seulement ces deux courants paraissent sans rapport l’un avec l’autre, mais encore le second, qui correspond le plus spontanément à ce qu’est pour nous une poésie de la nature, n’aurait pu mériter ce nom au Moyen Âge. Car le mot nature, dont les sens sont alors si nombreux, ne désigne jamais ce qu’on appellera au XVIIIe siècle « la belle nature », c’est-à-dire le monde agreste, vierge des artéfacts humains, et le spectacle qu’il offre. Le livre tente cependant de faire apparaître les confluences de ces deux courants, pour en explorer le sens, pour en montrer les conséquences sur l’idée même de la poésie. L’effort de la poésie « intellectuelle » du XIIIe siècle, déjà décrit dans Poésie et conversion, pour insérer la passion amoureuse chantée par les poètes des générations précédentes dans une vision et une interprétation globales de toutes les formes de l’amour, de l’éros à l’amour divin, cet effort que l’on trouve, sous des formes diverses, chez Jean de Meun, Ramon Lull, Matfre Ermengaud et surtout Dante – cet effort s’incarne tout particulièrement dans une poésie de la nature, ouvrière de Dieu, puissance de métamorphose et de stabilité, étymologiquement définie, en latin comme en grec, par le changement et par la génération.
Il me faut cependant tenir compte d’un autre élément, passé jusqu’ici sous silence. En 1994 j’ai été nommé professeur au Collège de France. Les livres publiés à partir de ce moment sont l’aboutissement des cours que j’y ai donnés, ou les cours la préparation des livres. Ces cours, j’en avais défini l’orientation dans ma leçon inaugurale en réfléchissant sur la relation de la littérature médiévale avec le temps. Dans cette leçon et dans la série de cours qui l’a immédiatement suivie et qui a donné naissance au petit livre Le Moyen Âge et ses chansons ou un passé en trompe-l’œil, publié en 1996, je suggérais que la poésie médiévale joue de la profondeur du temps pour donner l’illusion qu’elle émerge d’un passé lointain et obscur. J’attribuais au Moyen Âge lui-même ce leurre du passé qui fait trouver tant de charme aux chansons populaires qui, depuis le Romantisme, ont invité tant d’esprits à remonter jusqu’au Moyen Âge. Chaque époque produit une poésie à laquelle elle donne l’apparence de l’ancienneté et les traits qui l’accompagnent (simplicité, naïveté) pour l’opposer à une autre poésie, marquée des signes de la mode et de la nouveauté. Le Moyen Âge ne fait pas exception.
La réflexion sur le sentiment du passé et sur la marque du temps dans la poésie s’est poursuivie à partir de là dans les livres suivants et s’est mêlée au courant de pensée né avec La subjectivité littéraire. Ainsi, Froissart et le temps montre que le récit de soi qui court à travers toute l’œuvre de Jean Froissart a pour résultat que le temps de l’Histoire et le temps personnel, le temps objectif et le temps subjectif, le « temps du monde » et le « temps de l’âme » interfèrent, se heurtent et se confondent constamment chez lui, au point que ces interférences structurent son œuvre, lui confèrent, sous une apparente diversité, une unité profonde et mettent en lumière son évolution. Ainsi, Poésie et conversion au Moyen Âge part de la constatation que, pour le Moyen Âge, la poésie appartient d’abord au temps révolu de l’Antiquité païenne. Ainsi, Nature et poésie au Moyen Âge souligne qu’au-delà de la double poésie de la nature, qui est une circonstance de l’histoire littéraire, le lien essentiel entre la nature et la poésie est à chercher dans le changement qui définit la nature. Ainsi, la réflexion sur « la poésie comme récit » qui nourrit mes cours depuis deux ans s’attache, entre autres choses, au fait que toute poésie, mais singulièrement la poésie médiévale, tend à fonder ses effets sur le souvenir fragmentaire ou estompé d’une histoire et sur le démembrement allusif d’un récit rejeté dans le passé.
À la vérité, je ne me suis pas seulement attaché à la relation que la littérature médiévale en elle-même entretient avec le temps, mais à celle qu’à travers le temps nous entretenons avec elle. Car nous sommes tous confrontés à la situation que je décrivais en commençant. À quoi bon lire la littérature du passé si elle ne nous touche plus, si elle ne nous dit rien ? À quoi bon lire la littérature du passé si ce passé nous est devenu totalement étranger ? Mais il est pourtant vrai qu’elle nous est étrangère. À quoi bon la lire si nous ne percevons pas à quel point elle l’est et si nous la ramenons à nous-mêmes ? Nous n’avons pas d’autre choix que de nous laisser aller d’abord à l’aimer spontanément, tout en sachant que ce goût spontané ne peut que reposer sur le malentendu et le contresens, avant de nous reprendre, de comprendre que nous l’aimons sans la comprendre, et d’entreprendre alors le patient travail de l’intelligence historique pour l’aimer mieux et pour en jouir davantage, en un mouvement incessant de va-et-vient enrichissant et délicieux entre le goût immédiat et la mise à distance réflexive.
Ce sont des banalités, mais elles m’ont toujours occupé, presque tourmenté. J’ai toujours été intéressé, pour cette raison, par les travaux de vulgarisation. J’ai trouvé grand plaisir et grand profit à écrire un manuel de littérature française du Moyen Âge. La collection Lettres gothiques, que j’ai créée en 1989 au Livre de Poche et qui publie des textes littéraires médiévaux en version bilingue (texte original et traduction en français moderne), compte actuellement plus de cinquante volumes. Elle touche un large public tout en maintenant des exigences philologiques réelles : texte presque toujours établi sur nouveaux frais (dans quelques cas, reprise d’une excellente édition), traduction nouvelle, introduction et annotation solides, apparat critique, non pas exhaustif, mais suffisant. J’ai dirigé avec Geneviève Hasenohr le volume Le Moyen Âge du Dictionnaire des Lettres françaises, qui a pu être mené à bien grâce au travail admirable fourni par la section romane de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes. Je peux dire sans forfanterie que tous ces outils de travail sont largement utilisés, non seulement en France et dans les pays francophones, mais dans de nombreux autres pays.
Toujours poussé par les mêmes préoccupations, j’ai poursuivi une réflexion, débordant parfois le cadre de la littérature du Moyen Âge, sur la fonction de l’historien de la littérature, du théoricien ou du critique, sur l’utilité et sur les conditions de sa médiation entre la littérature du passé et le lecteur, en un temps où on lit de moins en moins les œuvres littéraires elles-mêmes, où on est de moins en moins préparé à le faire, et où, du coup, on lit encore moins les œuvres sur les œuvres – ce que les Allemands appellent la « littérature secondaire » – alors même que cette lecture serait particulièrement nécessaire. C’était le thème d’un colloque de l’Institut d’études littéraires du Collège de France, que j’ai organisé en 2000 à la Fondation Hugot du Collège de France et qui réunissait des personnalités comme Yves Bonnefoy, Pierre Bourdieu, Antoine Compagnon, Michael Edwards, Marc Fumaroli, Michel Jarrety, Carlo Ossola, Harald Weinrich ; il a été publié en 2002 (L’œuvre et son ombre. Que peut la littérature secondaire ?).
Enfin, j’ai tenté une fois, il y aura bientôt dix ans, une sorte de vérification expérimentale, sur un cas privilégié, de ce mouvement de va-et-vient, de cette proximité et de cette distance entre la littérature du Moyen Âge et nous en écrivant un livre un peu particulier, Le Jongleur de Notre Dame. Contes chrétiens du Moyen Âge (1999). C’est un livre qui paraît léger, car il ne donne que brièvement ses sources, dissimule ses fondations et apparaît comme une simple récriture moderne de contes religieux médiévaux : un exercice qui semble rebattu et fade. Pourquoi, m’a-t-on dit, des contes religieux ? Et pourquoi les avoir récrits, pourquoi avoir voulu en faire une œuvre moderne, au lieu de les traduire et de les faire ainsi connaître tels qu’ils sont ?
Pourquoi ? Précisément parce que ce sont des contes religieux. Ma démarche ne se justifiait que dans cette perspective, et c’est la raison pour laquelle je parle d’un cas privilégié. Le christianisme existe encore. C’est une réalité médiévale qui est parvenue jusqu’à nous. Le très long Moyen Âge dont on nous rebat les oreilles, il est là. Les églises sont les seuls bâtiments qui ont aujourd’hui le même usage pour lequel ils ont été édifiés il y a sept ou huit cents ans, parfois plus. Le christianisme existe encore, avec la même foi et le même dogme, et pourtant il a nécessairement et profondément changé en même temps que changeaient nos représentations de l’homme, de la société, de la nature, de l’univers. À travers sa permanence et ses changements, nous percevons avec exactitude la proximité et l’éloignement du Moyen Âge. Parmi les centaines de contes religieux qu’il nous a laissés, certains nous touchent vivement, mais nous avons presque toujours l’impression que l’auteur ne place pas exactement l’accent sur ce qui nous touche le plus, comme si nous avions une sensibilité différente de celle du Moyen Âge et en même temps la même, puisque ces histoires, il les raconte bien tout de même. Cette proximité et cet éloignement, cette rupture et cette continuité, j’ai essayé de les faire apparaître en respectant le canevas de chaque conte médiéval, mais en en déplaçant l’accent et parfois même la leçon en fonction de ce qui nous frappe aujourd’hui réellement en lui. C’est en ce sens que je parle d’une expérimentation, celle de la dialectique de la fidélité et de l’infidélité. J’en donne quelques exemples dans l’avertissement du livre, mais, bien entendu, il faudrait mettre chaque fois côte à côte la version médiévale dont je me suis inspiré et ce que j’en ai fait.
Ce travail a été pour moi à la fois un hommage à la beauté des lettres médiévales, et en particulier aux admirables contes en vers français de la Vie des anciens pères, qui restent encore méconnus, et une illustration de ce mouvement de va-et-vient, d’appropriation et de mise à distance, où je vois la démarche qui s’impose face à toute littérature du passé. Sans doute le livre qui est le résultat de ce travail est-il peu de chose. Il est certainement très peu de chose au regard de la récompense qui m’a été décernée. Mais, mieux peut-être, en un sens, que mes autres livres, plus ouvertement ou plus lourdement savants, il restitue tout ce que m’ont donné les lettres médiévales.
Les recherches dans lesquelles je suis engagé actuellement, tout en étant fort différentes, intègrent cette préoccupation de la « bonne distance » comme disait Claude Lévi-Strauss, et cela dans trois domaines.
Cette année, mon cours du Collège de France va clore un cycle de trois ans consacré à « la poésie comme récit » à travers des exemples médiévaux. Notre approche de la poésie du passé est souvent rendue inadéquate par le fait que l’idée générale que nous nous faisons de la poésie est à la fois imprécise et moderne. Ainsi, la conception post-baudelairienne de la poésie, qui est spontanément la nôtre, implique que la poésie n’est pas en elle-même narrative. Pourtant, nous admettons parfaitement que la poésie du passé soit narrative et qu’Homère soit le premier poète de notre civilisation. Nous l’admettons, mais au prix d’une restriction mentale souvent inconsciente : pour nous, un poème narratif peut être poétique bien que narratif, non en ce qu’il est narratif. Or il se trouve qu’au Moyen Âge le mot poésie lui-même est souvent employé pour désigner spécifiquement la fable antique, la mythologie, autrement dit des récits. Si l’on étudie dès lors les situations de complémentarité, de confrontation, d’amplification entre poème et récit qu’offre le Moyen Âge, c’est le paysage entier des lettres médiévales dont la perspective se trouve modifiée à partir d’une interrogation sur le regard moderne.
J’ai créé en 2001, dans le cadre de ma chaire, un groupe international de recherche sur l’histoire de la philologie romane, dont le programme principal actuellement en cours, intitulé « L’Europe des philologues », consiste dans l’édition des correspondances des grands romanistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Ces correspondances permettent, en particulier, de comprendre les diverses façons dont la littérature du Moyen Âge a été successivement abordée et comprise à l’époque moderne.
Grâce à la Fondation Balzan, j’espère enfin pouvoir développer un nouveau projet, en liaison avec deux programmes auxquels je participe, le programme « Transmédie » du Centre d’Études Supérieures de Civilisation Médiévale de Poitiers sur les traductions vers le français au Moyen Âge et le programme de l’Institut d’études littéraires du Collège de France sur la traduction littéraire. Le projet est d’étudier la signification et le rôle de la confrontation des langues, du changement de langue et du mélange des langues, qu’il s’agisse du latin ou des langues vernaculaires de l’Europe, dans l’élaboration d’une conscience de la littérature au Moyen Âge et dans la définition de foyers et de milieux littéraires qui n’ont pas toujours été clairement identifiés. Mais il analysera aussi la perception du vieillissement de la langue et les adaptations littéraires d’un état ancien à un état actuel de la langue, des derniers siècles du Moyen Âge à nos jours.
Ètudier la littérature du passé, c’est être sur un terrain perpétuellement mouvant. Un objet difficile à connaître, plus difficile à comprendre qu’à connaître, plus difficile à sentir qu’à comprendre. Que ces littératures, celles de l’Europe médiévale, soient les nôtres dans leur état naissant ou ancien rend leur approche plus périlleuse encore, puisque la continuité entre elles et nous, que nous sentons à juste titre, nous cache de profondes ruptures, tandis que ce qui nous paraît étranger ne l’est parfois guère, ou ne nous semble tel que parce que nous oublions le bien commun de la culture antique ou biblique. Si nous relâchons l’effort historique et philologique, ces textes lointains fuient irrémédiablement hors de notre portée. Si nous nous crispons sur eux, ils dépérissent et se fanent dans nos mains. Et pourtant ils nous importent, tout particulièrement ceux qui nous viennent de la France médiévale d’oc et d’oïl. Ils ont circulé à travers l’Europe entière, sans contrainte et sans impérialisme. Ils ont été adoptés, adaptés, imités, et bien vite de nombreux élèves ont dépassé le maître. Ils ont alors connu le sort que toût maître devrait souhaiter : ils ont été presque oubliés, tout en agissant continument, profondément, secrètement, pendant des siècles, jusqu’à nous.