France/Roumanie
Prix Balzan 2003 pour la psychologie sociale
Discours de remerciement – Berne, 07.11.2003
Mesdames et Messieurs,
Il y a des moments privilégiés où, jetant un regard rétrospectif sur sa vie, un homme découvre à quel point ce qui apparaît aux autres comme une carrière a été pour lui une longue suite d’improvisations et d’étonnements. L’étonnement, le merveilleux étonnement est de recevoir aujourd’hui ce prestigieux et généreux Prix Balzan, un honneur auquel je ne me serais jamais attendu. Et ce fut aussi surprenant, troublant même, de voir que mes prédécesseurs avaient été Jean Piaget et Jerome Bruner.
Combien reste-t-il parmi nous de personnes qui ont eu la chance de connaître Jean Piaget? J’ai eu la bonne fortune, quand j’étais étudiant, de le connaître et de l’admirer à Paris, et de trouver une inspiration dans ses études sur la “children philosophy”, exemplaires autant pour la théorie que pour la méthode. Elles étaient fort stimulantes et revigorantes dans une époque dominée par la logique behaviouriste et réflexologique! Plus tard, quand il m’invita à créer un enseignement de psychologie sociale à Genève, j’ai pu voir cet esprit de grande envergure à l’œuvre dans son laboratoire d’idées, son observatoire d’enfants, au milieu de son Ecole dont il avait fait presque une famille, et même une maison. Il est à peine besoin d’ajouter combien l’empreinte laissée par un tel esprit déployé vers la création est fascinante et indélébile.
Lorsque je fus appelé à enseigner aux Etats-Unis, la chance m’a donné pour collègue et, j’espère, pour ami à la New School for Social Research de New York, Jerome Bruner. A son contact et en prenant mieux connaissance de son œuvre qui associe de la façon la plus captivante la psychologie sociale et la psychologie cognitive, il m’est apparu que tous les espoirs sont permis. Et que nous ne sommes pas irrémédiablement piégés par le positivisme omniprésent en psychologie ou dans les sciences humaines en général. Oserai-je dire que, dans les choix que vous avez faits, il y a comme une “family resemblance” au sens de Wittgenstein. On y discerne une épistémologie, voire une pratique féconde de la science qui ont besoin d’être encouragées, favorisées, et je vous en exprime toute ma gratitude.
Mais maintenant il me faut revenir à ce que je crois, je sais être votre intention: distinguer la psychologie sociale et reconnaître par ce Prix sa place parmi les sciences de l’homme. Ce n’est que justice car, à l’instar de tout autre domaine nouveau du savoir, de toute nouvelle science, la nôtre a dû surmonter de grands obstacles et faire la preuve de son utilité. Sa réussite à cet égard, même ses critiques en conviennent sans marchander. Laissez-moi vous dire en peu de mots ce que nous entendons quand nous parlons d’une science nouvelle, née aux Etats-Unis pendant la guerre et en Europe après la guerre. Ma première affirmation, j’espère que vous en accepterez l’évidence: chacune des grandes sciences de l’homme, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, émergeant au début du siècle dernier, a défini en même temps les frontières de son champ propre et un champ d’interaction avec les autres sciences, celui des phénomènes hybrides, complexes, qui sont communs par exemple à la psychologie et à la sociologie, à l’anthropologie et à la psychologie, et ainsi de suite. De cette façon, en même temps qu’il fermait les portes, chaque grand fondateur jetait un pont: Wundt a conçu la Völkerpsychologie incluant le langage, les mythes, les formes symboliques; Durkheim a réservé une place visible à la psychologie collective des représentations, systèmes de classification et mémoire collective; les anthropologues ont conçu la folk psychology.
Et n’oublions pas la psychologie des masses qui, avec la psychanalyse et le marxisme, fut une des théories les plus influentes du siècle dernier. Si je me suis intéressé à cette question, au point d’en venir à écrire un livre, La Machine à faire des dieux (en anglais The Invention of Society, en italien La fabbrica degli dei), c’est pour tâcher de comprendre ce qu’apportent ces psychologies subsidiaires. Et j’espère avoir montré que la sociologie a pu devenir une science des rationalités modernes en faisant de la psychologie collective une science des irrationalités modernes, des croyances religieuses en particulier.
La seconde affirmation est l’énoncé d’un fait, certes toujours matière à discussion. Sur le fond de diversité de ces psychologies subsidiaires, la psychologie sociale a achevé une évolution. Celle-ci a eu pour résultat principal de fédérer et d’intégrer peut-être le no man’s land des psychologies sociales auxiliaires, dont je viens de parler, en une psychologie sociale autonome, ayant ses concepts et ses méthodes propres, et pour objet l’étude du vaste champ de phénomènes sociaux “mixtes” à la fois individuels et sociaux de notre culture. Leur gamme s’étend des relations entre groupes aux genres de communication, des processus d’influence sociale aux processus idéologiques, de la connaissance de sens commun à celle des formes de décision. Dont un champ d’application est immense. Mais ceci ne veut pas dire que nous avons atteint l’autonomie par la même voie, ni que nous sommes d’accord sur le fait de savoir si la psychologie sociale doit être une spécialité de la psychologie, ou une science à part entière de ces phénomènes complexes de notre culture, comme le sont l’anthropologie ou, en autre sens, la psychologie de l’enfant. Normales, ces divergences peuvent aussi être fécondes. Einstein disait qu’il y a toujours une guerre dans les sciences, qui, heureusement, ne fait pas de morts.
Etudiant, j’ai été attiré vers la psychologie sociale par cette atmosphère vivifiante de turbulence créatrice et la nouveauté des réponses qu’elle donnait aux questions que se posait notre génération. Tout mon travail de recherche depuis près d’un demi-siècle a eu pour but de fonder, sur le plan intellectuel comme sur le plan institutionnel, son autonomie scientifique et sa diffusion dans le monde. Je remercie très chaleureusement la Fondation et le Jury Balzan d’avoir distingué notre discipline et reconnu sa contribution aux sciences de l’homme.