Francia
Premio Balzan 2002 per la geologia
Sintesi panoramica – Roma, 13.11.2002 (francese)
J’ai eu le privilège de débuter ma vie de chercheur en Sciences de la Terre au moment où celles-ci entraient dans une phase de mutation profonde qui allait aboutir à un renouvellement total des concepts avec la mise en place d’un nouveau modèle d’évolution de la surface de la Terre, celui de la Tectonique des Plaques. Le géologue canadien Tuzo Wilson en 1970, reprenant les idées de Thomas Kuhn, voyait dans la Tectonique des Plaques une véritable révolution durant laquelle de nouveaux paradigmes furent adoptés. Il en faisait le prolongement de la révolution copernicienne. Désormais non seulement la Terre n’est plus le centre du système solaire, mais elle n’est plus ni stable, ni permanente. La Tectonique des Plaques nous révèle que la Terre est une planète vivante dont la configuration change sans cesse à la suite de déplacements horizontaux de milliers de kilomètres en un temps géologiquement très court. Il est important de noter que cette découverte n’a été possible qu’à partir du moment où nous nous sommes sérieusement intéressés à l’exploration des océans, exploration qui fut le fil directeur de ma carrière de chercheur.
Les géologues avaient noté très tôt que des mouvements verticaux avaient amené des sédiments marins au sommet des plus hautes montagnes. Mais ils supposaient implicitement que deux régions adjacentes l’avaient toujours été dans le passé. Le “fixisme” était le paradigme régnant et il le demeura jusqu’en 1968 en dépit de la parenthèse wégenérienne de la dérive des continents. Pour Wegener, les continents véritables laboureurs des océans, dérivent en glissant sur le plancher océanique, engendrant dans leur déplacement des chaînes de montagne à leur proue et laissant dans leur sillage des guirlandes d’îles produites par leur effritement. Les mécanismes qu’il proposait avaient été invalidés par les nouvelles connaissances géophysiques et l’hypothèse fut rejetée par la communauté des Sciences de la Terre comme un corps étranger dangereux pour sa croissance. J’ai donc fait mes études dans un environnement fixiste qui s’intéressait quasi-exclusivement aux continents. Les tectoniciens expliquaient que les chaînes de montagne naissaient dans de profondes fosses où s’étaient accumulées de grandes épaisseurs de sédiment et s’en élevaient par pulsions successives sans que l’on connût la cause de cette inversion de relief. Les manifestations sismiques et volcaniques, étudiées par les sismologues et les volcanologues, étaient censées n’avoir rien à voir avec la tectonique. Géophysiciens et tectoniciens s’ignoraient. Dans ce qui suit, je présenterai une vision subjective, qui ne prétend aucunement être exhaustive, de ce que fut mon parcours durant les quarante-trois années de ma vie de chercheur.
Maurice Ewing et l’exploration des océans
À 22 ans, en 1959, muni d’un diplôme d’ingénieur géophysicien de l’université de Strasbourg, je renonçai à une carrière dans le pétrole. Je souhaitais disposer de plus de liberté pour déterminer le type de recherche que je mènerais. Mais ce que j’avais pu comprendre de l’étude du domaine continental ne me tentait guère. Je décidai donc de m’investir dans l’étude des fonds océaniques alors essentiellement inconnus. Mon professeur Jean-Pierre Rothé eut la gentillesse de me recommander auprès de Maurice Ewing, le fondateur et directeur du Lamont Geological Observatory. Une bourse Fullbright d’une année devait me permettre de suivre des cours en géophysique marine à l’université de Columbia à New York. Maurice Ewing est la personnalité scientifique qui m’a le plus influencé. C’est lui qui fit entrer la géologie marine dans une ère nouvelle. Il fut le premier à s’installer délibérément dans le milieu océanique, inventant au fur et à mesure les outils nécessaires pour obtenir le maximum d’informations sur le fond des océans. Bien qu’il fût théoricien, les spéculations l’intéressaient modérément ; il avait par contre un véritable culte pour la donnée. À peine étais-je arrivé au Lamont qu’il m’envoya sur le trois-mâts schooner le Vema sur le point de partir pour un nouveau tour du monde. “L’océanographie s’apprend à la mer” fut l’argument imparable qu’il utilisa pour m’amener à renoncer aux cours magistraux que je devais suivre. Il n’eut pas de mal à me convaincre car ma motivation profonde était et est restée cette attirance pour les deux tiers de la Terre que l’océan nous cache.
La grande affaire alors au Lamont était la découverte du Rift, profonde vallée qui entaille la crête de la dorsale médio-atlantique, une élévation de 2 000 kilomètres de large. Le long du Rift se produisent tremblements de terre et éruptions volcaniques. Or la ceinture sismique qui suit le Rift dans l’Atlantique se prolonge dans l’océan indien puis dans le Pacifique sur près de 50 000 kilomètres de long. Trois ans plus tôt, Ewing et l’un de ses collaborateurs Bruce Heezen avaient postulé que la continuité de la ceinture sismique s’explique par la continuité du Rift et de la dorsale, qu’ils appelèrent dorsale médio-océanique. Pendant neuf mois, le Vema allait zigzaguer, traquant cette fameuse ligne sismique et vérifiant ainsi la prédiction de la présence d’une dorsale dont la crête était sismiquement active. La dorsale médio-océanique faisait ainsi une entrée triomphale dans la tectonique et devenait d’un seul coup la structure la plus importante du globe. Aucun modèle d’évolution de la Terre ignorant son existence ne pouvait être considéré comme valide. Cette première campagne à la mer me marqua profondément et il n’est pas étonnant qu’après mes deux ans de service militaire je sois revenu au Lamont avec un visa d’immigrant, pour y faire des recherches sur la dorsale médio-atlantique. L’étude géophysique de cette dorsale fut le sujet de la thèse que je défendis à Strasbourg quatre ans plus tard. Utilisant tous les outils géophysiques disponibles, en collaboration avec John Ewing, le frère de Maurice, pour la sismique, avec Manik Talwani, pour la gravimérie, Jim Heirtzler pour le magnétisme et Mark Langseth pour le flux de chaleur, je présentai dans une série d’articles la première étude approfondie de sa structure. Je cherchais dans cette étude la clef qui m’ouvrirait les secrets de son rôle tectonique. Cette clef était à ma portée, mais je ne la saisis pas. J’étais inhibé par la culture fixiste dans laquelle j’avais été formé et qui était celle de tous mes patrons et collègues.
La” révolution” de la Tectonique des Plaques
Pourtant les prémices de la révolution en cours étaient déjà évidentes. Bruce Heezen avait correctement interprété le Rift comme une zone majeure d’extension qu’il comparait au Rift africain. Il avait présenté ses idées à l’université de Princeton où se trouvait un esprit curieux, tolérant, toujours prêt à remettre en cause ses propres hypothèses qu’il refusait de prendre trop au sérieux, Harry Hess. Celui-ci comprit très vite le rôle joué par le Rift et offrit dès 1959 l’idée qui fournissait la clef que je cherchais en vain. Ce fut le modèle du Sea Floor Spreading, l’expansion des fonds océaniques, dans lequel il comparait le fond des océans à un trottoir roulant venant en surface à l’axe des dorsales et disparaissant dans les fosses. L’idée était si extraordinaire, si étrange et semblait en conflit avec tant d’observations qu’elle ne fut guère suivie. Toutefois, Fred Vine, un étudiant de l’université de Cambridge, proposa d’utiliser les anomalies magnétiques pour tester l’hypothèse de Hess en 1963. Il ne restait plus qu’à trouver le profil d’anomalies magnétiques de qualité suffisante pour prouver la validité de ce modèle mobiliste, ce qui fut fait par Walter Pitman au Lamont au début de 1966.
Rentrant de Strasbourg où j’avais défendu ma thèse, je découvris ce qu’on appelait désormais le profil magique de Walter Pitman. Tout Lamont en parlait. Ma femme se souvient encore qu’à mon retour du laboratoire, je lui déclarai “les conclusions de ma thèse sont fausses ; c’est Hess qui a raison.” L’ébranlement fut profond. L’argument central qui m’avait fait rejeter le modèle de Hess était le flux de chaleur mesuré sur les dorsales. Mes mesures étaient justes, mes calculs étaient justes, mais mes conclusions étaient fausses. J’avais ignoré un paramètre caché dont l’existence ne fut démontrée que plusieurs années plus tard. Je découvris alors ce qui fait l’essence même de la méthode expérimentale, la reconnaissance qu’aucun modèle ne peut être considéré comme définitivement prouvé et qu’il doit toujours pouvoir être remis en cause par soi-même comme par les autres.
La leçon était rude. Mais nous avions désormais la clef. La tâche d’interprétation qui s’ouvrait devant nous était immense. Ce furent des mois d’activité intense dans un climat d’exubérance. Nous nous servions des anomalies magnétiques pour déterminer l’âge et l’histoire du fond des océans, sous la direction de Jim Heirtzler qui nous avait répartis par océan. J’héritai de l’océan indien. Mais nous en restions à une cartographie qui ne nous disait rien de la tectonique. Pourtant Lynn Sykes avait montré le lien entre Expansion des Fonds Océaniques et Sismicité. Ce fut Jason Morgan qui nous introduisit dans l’ère de la Tectonique des Plaques en présentant au congrès de Washington en avril 1967 les principes gouvernant le mouvement des plaques à la surface de la Terre. Curieusement, je fus apparemment le seul à attacher de l’importance aux idées développées par Morgan. Bien plus, mes collègues au Lamont refusèrent mon offre de collaborer à une recherche utilisant cette nouvelle voie. Dans le monde de la recherche, les voies radicalement nouvelles peuvent apparaître si insolites que la communauté marque un temps important d’hésitation avant de s’y engager. Pour ma part, je quittai tout ce que je faisais pour appliquer les idées de Morgan à la mise au point d’un modèle cinématique global à six plaques qui puisse rendre compte de l’essentiel des manifestations tectoniques à la surface de la Terre. Cela me prit cinq mois. Désormais, la tectonique entrait dans l’ère de la quantification. On pouvait déterminer le taux moyen de déformation au travers des frontières de plaque, le relier à la sismicité et aux diverses manifestations géologiques. Sismologie et tectonique étaient réconciliées et allaient commencer une fructueuse collaboration qui fut magnifiquement illustrée par mes collègues sismologues de Lamont, Isacks, Oliver et Sykes dans un article qui utilisait les résultats de mon modèle à six plaques.
Alors que je finissais la mise au point de mon article avant de le soumettre à Journal of Geophysical Research, je reçus un prétirage d’un article que Dan McKenzie et Bob Parker soumettaient à Nature. Ceux-ci présentaient les mêmes idées que Morgan à partir d’une discussion de la cinématique de la plaque Pacifique. Cet article ne joua donc aucun rôle dans l’élaboration de mon modèle global. Ce fut un bel exemple de l’évolution parallèle des idées qui peut se produire au moment de franchir une nouvelle étape de la recherche.
Le retour en France : la fondation du Centre Océanologique de Bretagne
J’avais trente ans. Il me fallait maintenant décider ; rentrer en France ou rester aux États-Unis. Le choix fut très difficile pour ma femme et moi. Pianiste, on lui offrait une belle carrière à New York. Pour ma part, j’avais le choix entre l’université de Columbia University et le MIT qui me proposaient d’entrer dans leur corps professoral. Nous aimions tous deux beaucoup les États-Unis. Mais en France, Yves la Prairie qui venait de fonder le CNEXO m’invitait à venir prendre la direction d’un Département de Recherche Scientifique dans le Centre Océanologique de Bretagne dont la construction venait d’être décidée. Accepter signifiait un décrochage de la recherche active et le renoncement à exploiter dans l’immédiat les extraordinaires découvertes qui venaient d’être faites. Je savais qu’en France je n’aurais plus accès aux données du Lamont et que je devrais consacrer des années d’efforts à faire surgir ce département encore inexistant de ce qui n’était alors qu’une très belle ferme. Sur le plan strict de ma carrière de recherche, rentrer en France fut sans doute une erreur. Ce fut en tout cas le jugement porté par Maurice Ewing. Mais l’aventure proposée était belle. Nous décidions de la tenter. Ce fut de fait une belle aventure humaine même si, avec le recul, je considère que je n’étais pas mûr pour les responsabilités élevées qui me furent alors confiées.
N’ayant plus accès à l’extraordinaire base de données du Lamont, je pris la décision de travailler à un traité de Tectonique des Plaques avec deux collaborateurs, Jean Francheteau et Jean Bonnin. L’originalité de l’approche suivie était que je ne considérais pas seulement l’aspect cinématique, auxquels certains chercheurs limitaient la Tectonique des Plaques : je voulais consacrer à chaque type de frontières de plaque une étude exhaustive. Le livre parut en 1973. C’était le premier traité existant en ce domaine. Il reçut un accueil large dans le monde scientifique et fut très vite traduit en russe et en chinois, apportant dans ces pays alors coupés du développement de la Tectonique des Plaques la possibilité de rejoindre cette révolution. Cette étude m’avait fait réaliser que les processus tectoniques aux frontières de plaque, qui sont principalement sous-marines, étaient en grande partie ignorés. Il fallait donc s’y intéresser. Mais avec quels outils ? En France, l’Institut Français du Pétrole (IFP) disposait de techniques d’investigation sismique de type pétrolier, beaucoup plus puissantes que celles utilisées alors par les universitaires. Ce type d’outils était idéal pour étudier la structure des marges enfouies dans le sédiment. Un accord passé avec l’IFP nous permit de commencer un programme très fructueux en ce domaine. Le navire amiral de la flotte du CNEXO, le Jean Charcot avait maintenant un équipement moderne. Nous étions concurrentiels sur le plan international. Mais ce programme concernait principalement les marges dites passives, des frontières de plaque fossiles. Il s’agissait d’un problème fascinant, ayant de grandes implications économiques que j’allais explorer pendant de nombreuses années, en particulier avec Jean-Claude Sibuet et Jean-Paul Foucher. Mais mon intérêt allait d’abord aux frontières actives.
L’exploration par submersible du Rift
La France avait dans le domaine des submersibles d’exploration une place de choix grâce au bathyscaphe Archimède, construit par la Marine Nationale à la suite d’une collaboration avortée avec son inventeur suisse Auguste Piccard, et grâce à la soucoupe plongeante 3000, construite par le commandant Cousteau. En 1970, le CNEXO racheta à Cousteau la soucoupe plongeante qu’il rebaptisa Cyana et qu’il modifia profondément. L’utilisation des submersibles était donc à l’ordre du jour et le CNEXO cherchait une opération qui puisse mettre en valeur la Cyana qui devait être prête en 1974. Jusqu’alors, le bilan des recherches scientifiques effectuées par submersible était maigre. Mais Bob Ballard me convainquit qu’on pouvait faire bien mieux lors d’une visite à Woods Hole. En 1971, nous nous mettions d’accord avec les Américains sur le principe d’une expédition à trois submersibles, Archimède, Cyana et l’Alvin américain, pour explorer le Rift atlantique au large des Açores. Pour plaisanter, je proposai de baptiser le programme FAMOUS (French American Mid Ocean Undersea Survey) : le nom fut accepté. Ce programme fut le premier programme d’étude scientifique à haute résolution de fonds sous-marins. En plus des submersibles, nous disposions d’une nouvelle gamme d’outils parmi lesquels le sondeur multi-faisceaux fut sans doute l’addition la plus remarquable. La navigation acoustique sur le fond était systématiquement utilisée pour la première fois. Une nouvelle étape était franchie dans l’étude des fonds sous-marins.
Une première série de plongées de l’Archimède eut lieu en 1973. Je fus le premier scientifique à descendre dans le Rift et ce souvenir reste pour moi un moment fort dans ma vie de chercheur. Le seul mot que j’avais pour décrire cette plongée au retour à la surface était : ” Prodigieux, c’était prodigieux.” Puis les trois submersibles plongèrent ensemble en 1974 au cours d’une opération très médiatisée qui provoqua l’ire de nombreux collègues. Pour beaucoup, l’utilisation de ces nouvelles techniques n’était pas justifiée. Elles coûtaient trop cher et l’on pouvait faire beaucoup de travail plus utile avec les outils traditionnels pour le même prix. Même mes jeunes collègues du Centre Océanologique de Bretagne étaient critiques. Je reçus par contre un support enthousiaste de Jean Francheteau, Roger Hékinian et David Needham que j’avais fait venir des États-Unis. Il en est souvent ainsi lorsque l’on cherche à introduire une nouvelle gamme de recherche. Aujourd’hui, l’étude à haute résolution des fonds sous-marins relève de la routine. Mais il fallut plus de 10 ans d’efforts pour la faire accepter par le monde scientifique.
FAMOUS révéla la complexité de la structure des dorsales dites lentes, celles qui s’ouvrent à une vitesse inférieure à 25 mm/a. Parmi les résultats majeurs de ce programme, on peut mentionner la variation systématique de la structure et de la pétrologie du Rift lorsque l’on s’approche des failles transformantes sécantes et la première description de la tectonique d’une faille transformante. C’est dans cette faille que nous découvrions la première source hydrothermale, malheureusement inactive. Plus tard, la découverte de sources hydrothermales actives sur la dorsale du Pacifique par Bob Ballard et Jean Francheteau créerait une grande effervescence non seulement chez les géologues mais aussi chez les biologistes. Il fallut toutefois pour cela passer une période très difficile entre 1974 et 1976. Le succès de FAMOUS avait paradoxalement coûté très cher à la recherche scientifique par submersible en France comme aux Etats Unis en attirant trop l’attention sur elle. L’utilisation scientifique des submersibles fut interrompue en France et c’est à grand peine que j’obtins de pouvoir la reprendre en 1976.
Du Rift aux Fosses de subduction
À la fin de l’année 1973, je décidai de quitter le Centre Océanologique pour des raisons personnelles et professionnelles. Je ne parlerai pas ici des raisons personnelles et n’aborderai que les raisons professionnelles. J’avais passé cinq années à Loc Maria Plouzané. J’aimais beaucoup la Bretagne, mais le contraste avec New York ne pouvait être plus fort. Surtout, j’avais découvert que le CNEXO était trop isolé de l’université. La recherche ne se développe bien que dans le milieu universitaire, ou du moins en lien étroit avec le milieu universitaire. Je décidai de rejoindre Paris et de me rapprocher de l’université. Yves la Prairie insista pour me garder auprès de lui comme conseiller scientifique. Je laissai à Jean Francheteau l’étude des dorsales et décidai d’initier la recherche sur l’autre type de frontières de plaque actives, les fosses de subduction. Les fosses du Japon étaient l’objectif à viser car le Japon possédait l’infrastructure scientifique nécessaire pour immédiatement rentabiliser un tel programme. Je rencontrais trois fois par an mon homologue japonais Nori Nasu au Comité Scientifique du Programme de Forage International Océanique (IPOD). Avec lui, nous mîmes au point une stratégie pour faire venir l’Archimède dans les fosses japonaises, stratégie qui comprenait une tournée de conférences au Japon à l’été 1975. Les Japonais réunirent le cofinancement nécessaire. Mais au moment de la finalisation de l’accord, en 1978, le CNEXO refusa. Ayant décidé de construire le Nautile, un nouveau submersible capable de travailler jusqu’à 6000 m de profondeur, les nouveaux responsables du CNEXO craignaient qu’une telle opération nuise au financement du Nautile. Le coup fut rude et je pensais que l’exploration des fosses japonaises était définitivement abandonnée.
1978 fut l’année où je rejoignis l’université comme professeur à Pierre et Marie Curie, à Paris, près de Jean Aubouin. Celui-ci m’avait révélé la beauté de la géologie de la Grèce lors d’une longue tournée sur le terrain. Un de ses collaborateurs, Jacques Angelier m’avait rejoint. Avec lui, je m’intéressais de près à la fascinante géodynamique de l’arc hellénique que je choisis désormais comme modèle pour comprendre l’interaction de la tectonique océanique et de la tectonique continentale. Je n’ai depuis jamais cessé d’explorer cette zone et nous avons pu, avec en particulier Nicolas Chamot-Rooke et Siegfried Lallemant obtenir durant ces vingt dernières années une vision nouvelle de la structure de la Méditerranée Orientale comme celle d’un bassin en voie de disparition. Pour aborder la géodynamique de l’arc hellénique de manière nouvelle, je proposai en 1978 l’utilisation du submersible. Les profondeurs ne dépassent que localement 3 000 mètres : il était possible de faire cette exploration avec la Cyana. Ce fut le programme HEAT (Hellenic Arc and Trench). Mais le projet d’étude des fosses japonaises renaissait de ses cendres grâce à Jean-Paul Cadet et Jean IIyama avec le Nautile alors en construction. Le navire Charcot viendrait en 1984 cartographier les fosses et le Nautile suivrait en 1985. Ce serait sa première campagne scientifique. Nori Nasu baptisa ce projet du nom de Kaiko, ce qui veut dire fosse.
Kaiko fut le véritable début de l’étude détaillée des processus de subduction. Paradoxalement, alors que les marges océaniques convergentes sont le lieu où se produisent les grands séismes liés à la subduction, ceux-ci n’étaient étudiés que de manière indirecte à partir du continent adjacent. La médiatisation de l’opération au Japon fut grande. Elle fut à l’origine d’un changement irréversible de la recherche concernant les fosses et conduisit à l’installation permanente d’observatoires géophysiques sous-marins. Le premier programme Kaiko fut suivi par deux autres programmes qui se concentrèrent sur la partie orientale de la fosse de Nankai où le futur grand séisme de Tokai est attendu depuis plus de vingt ans. Ces programmes permirent en particulier de révéler le rôle important joué par les fluides et les hydrates de gaz dans les processus de subduction: les sorties de fluides sur le fond sont aisément repérables car elles donnent naissance à des colonies animales importantes comparables à celles qui sont observées sur les dorsales. Kaiko montra que les études à haute résolution du fond étaient le complément indispensable du forage pour avoir une vision complète de la tectonique complexe de la subduction.
Au moment où la première campagne Kaiko prit place, je rejoignis l’École Normale Supérieure pour y prendre la direction du Laboratoire de Géologie que je gardai jusqu’en 2000. L’École Normale Supérieure a parmi les grandes écoles françaises la caractéristique d’être pleinement insérée dans l’université et de proposer à ses élèves une formation par la recherche. Peu après, en 1986, je fus élu au Collège de France ce qui consacrait mon désir constant de pouvoir exercer ma recherche intellectuelle dans un climat de liberté totale.
Géodésie spatiale et tectonique continentale
L’apport majeur de la Tectonique des Plaques est la possibilité de quantifier la déformation au travers des frontières de plaque. Malheureusement, cette possibilité n’était possible qu’en milieu océanique. La déformation qui se produit en domaine continental ne pouvait donc être décrite par la Tectonique des Plaques telle que nous l’avions mise au point en 1968. Ce fait m’avait longtemps tenu à l’écart de l’étude de la déformation continentale car la description qualitative me paraissait insuffisante pour obtenir une réelle compréhension des processus tectoniques. La géodésie spatiale changea radicalement la situation à partir du début des années 90. Désormais il est possible d’obtenir la position de n’importe quel point émergé avec une précision supérieure au centimètre et de répéter cette mesure aussi souvent qu’on le veut. Nous avons donc accès à la mesure de la déformation, et plus précisément des composantes horizontales du tenseur des taux de déformation. De la même manière que la Tectonique des Plaques avait rapproché sismologues et géologues dans l’étude de la tectonique, désormais les géodésiens deviennent leurs partenaires indispensables.
Avec la géodésie spatiale, l’exploration des zones de subduction prenait une nouvelle dimension. Nous avions accès à la déformation temporaire liée au cycle sismique et pouvions relier les manifestations tectoniques observées au cycle sismique lui-même. Le Japon était une zone d’étude privilégiée car les Japonais y mettait en place un réseau très dense de sites GPS. Cette possibilité me fascina et conduisit à un nouveau type de recherches que je menai avec Pierre Henry et un étudiant Stéphane Mazzotti. À notre grande surprise, nous découvrîmes que, contrairement à ce que pensaient les sismologues, les zones de subduction japonaises sont toutes également bloquées : la totalité de la vitesse de subduction se retrouve dans le taux de déformation élastique observé.
Simultanément, avec Claude Rangin et Manuel Pubellier qui nous avaient rejoints, nous profitions de la possibilité de disposer d’une couverture GPS complète de la déformation interne de la zone très complexe de l’Asie du Sud-Est pour y mener un programme important d’étude de la géodynamique. Enfin, tout récemment, le séisme de Kocaeli survenu en 1999 aux portes d’Istanbul en Turquie m’a conduit à initier en mer de Marmara un programme de cartographie de la faille Nord Anatolienne pour mieux évaluer les risques sismiques qui menacent cette région très peuplée. Là aussi, le réseau GPS environnant fournit des indications très précieuses sur l’accumulation de la déformation élastique. Grâce à la géodésie spatiale, nous sommes entrés dans une nouvelle ère dans l’étude de la tectonique active qui nous permet d’envisager des progrès très rapides. Durant les quelques années de recherche qui me restent, je voudrais aider mes collaborateurs à pleinement profiter de ces remarquables opportunités pour explorer les zones de déformation active à la limite des continents et des océans.
J’ai eu le privilège de débuter ma vie de chercheur en Sciences de la Terre au moment où celles-ci entraient dans une phase de mutation profonde qui allait aboutir à un renouvellement total des concepts avec la mise en place d’un nouveau modèle d’évolution de la surface de la Terre, celui de la Tectonique des Plaques. Le géologue canadien Tuzo Wilson en 1970, reprenant les idées de Thomas Kuhn, voyait dans la Tectonique des Plaques une véritable révolution durant laquelle de nouveaux paradigmes furent adoptés. Il en faisait le prolongement de la révolution copernicienne. Désormais non seulement la Terre n’est plus le centre du système solaire, mais elle n’est plus ni stable, ni permanente. La Tectonique des Plaques nous révèle que la Terre est une planète vivante dont la configuration change sans cesse à la suite de déplacements horizontaux de milliers de kilomètres en un temps géologiquement très court. Il est important de noter que cette découverte n’a été possible qu’à partir du moment où nous nous sommes sérieusement intéressés à l’exploration des océans, exploration qui fut le fil directeur de ma carrière de chercheur.
Les géologues avaient noté très tôt que des mouvements verticaux avaient amené des sédiments marins au sommet des plus hautes montagnes. Mais ils supposaient implicitement que deux régions adjacentes l’avaient toujours été dans le passé. Le “fixisme” était le paradigme régnant et il le demeura jusqu’en 1968 en dépit de la parenthèse wégenérienne de la dérive des continents. Pour Wegener, les continents véritables laboureurs des océans, dérivent en glissant sur le plancher océanique, engendrant dans leur déplacement des chaînes de montagne à leur proue et laissant dans leur sillage des guirlandes d’îles produites par leur effritement. Les mécanismes qu’il proposait avaient été invalidés par les nouvelles connaissances géophysiques et l’hypothèse fut rejetée par la communauté des Sciences de la Terre comme un corps étranger dangereux pour sa croissance. J’ai donc fait mes études dans un environnement fixiste qui s’intéressait quasi-exclusivement aux continents. Les tectoniciens expliquaient que les chaînes de montagne naissaient dans de profondes fosses où s’étaient accumulées de grandes épaisseurs de sédiment et s’en élevaient par pulsions successives sans que l’on connût la cause de cette inversion de relief. Les manifestations sismiques et volcaniques, étudiées par les sismologues et les volcanologues, étaient censées n’avoir rien à voir avec la tectonique. Géophysiciens et tectoniciens s’ignoraient. Dans ce qui suit, je présenterai une vision subjective, qui ne prétend aucunement être exhaustive, de ce que fut mon parcours durant les quarante-trois années de ma vie de chercheur.
Maurice Ewing et l’exploration des océans
À 22 ans, en 1959, muni d’un diplôme d’ingénieur géophysicien de l’université de Strasbourg, je renonçai à une carrière dans le pétrole. Je souhaitais disposer de plus de liberté pour déterminer le type de recherche que je mènerais. Mais ce que j’avais pu comprendre de l’étude du domaine continental ne me tentait guère. Je décidai donc de m’investir dans l’étude des fonds océaniques alors essentiellement inconnus. Mon professeur Jean-Pierre Rothé eut la gentillesse de me recommander auprès de Maurice Ewing, le fondateur et directeur du Lamont Geological Observatory. Une bourse Fullbright d’une année devait me permettre de suivre des cours en géophysique marine à l’université de Columbia à New York. Maurice Ewing est la personnalité scientifique qui m’a le plus influencé. C’est lui qui fit entrer la géologie marine dans une ère nouvelle. Il fut le premier à s’installer délibérément dans le milieu océanique, inventant au fur et à mesure les outils nécessaires pour obtenir le maximum d’informations sur le fond des océans. Bien qu’il fût théoricien, les spéculations l’intéressaient modérément ; il avait par contre un véritable culte pour la donnée. À peine étais-je arrivé au Lamont qu’il m’envoya sur le trois-mâts schooner le Vema sur le point de partir pour un nouveau tour du monde. “L’océanographie s’apprend à la mer” fut l’argument imparable qu’il utilisa pour m’amener à renoncer aux cours magistraux que je devais suivre. Il n’eut pas de mal à me convaincre car ma motivation profonde était et est restée cette attirance pour les deux tiers de la Terre que l’océan nous cache.
La grande affaire alors au Lamont était la découverte du Rift, profonde vallée qui entaille la crête de la dorsale médio-atlantique, une élévation de 2 000 kilomètres de large. Le long du Rift se produisent tremblements de terre et éruptions volcaniques. Or la ceinture sismique qui suit le Rift dans l’Atlantique se prolonge dans l’océan indien puis dans le Pacifique sur près de 50 000 kilomètres de long. Trois ans plus tôt, Ewing et l’un de ses collaborateurs Bruce Heezen avaient postulé que la continuité de la ceinture sismique s’explique par la continuité du Rift et de la dorsale, qu’ils appelèrent dorsale médio-océanique. Pendant neuf mois, le Vema allait zigzaguer, traquant cette fameuse ligne sismique et vérifiant ainsi la prédiction de la présence d’une dorsale dont la crête était sismiquement active. La dorsale médio-océanique faisait ainsi une entrée triomphale dans la tectonique et devenait d’un seul coup la structure la plus importante du globe. Aucun modèle d’évolution de la Terre ignorant son existence ne pouvait être considéré comme valide. Cette première campagne à la mer me marqua profondément et il n’est pas étonnant qu’après mes deux ans de service militaire je sois revenu au Lamont avec un visa d’immigrant, pour y faire des recherches sur la dorsale médio-atlantique. L’étude géophysique de cette dorsale fut le sujet de la thèse que je défendis à Strasbourg quatre ans plus tard. Utilisant tous les outils géophysiques disponibles, en collaboration avec John Ewing, le frère de Maurice, pour la sismique, avec Manik Talwani, pour la gravimérie, Jim Heirtzler pour le magnétisme et Mark Langseth pour le flux de chaleur, je présentai dans une série d’articles la première étude approfondie de sa structure. Je cherchais dans cette étude la clef qui m’ouvrirait les secrets de son rôle tectonique. Cette clef était à ma portée, mais je ne la saisis pas. J’étais inhibé par la culture fixiste dans laquelle j’avais été formé et qui était celle de tous mes patrons et collègues.
La” révolution” de la Tectonique des Plaques
Pourtant les prémices de la révolution en cours étaient déjà évidentes. Bruce Heezen avait correctement interprété le Rift comme une zone majeure d’extension qu’il comparait au Rift africain. Il avait présenté ses idées à l’université de Princeton où se trouvait un esprit curieux, tolérant, toujours prêt à remettre en cause ses propres hypothèses qu’il refusait de prendre trop au sérieux, Harry Hess. Celui-ci comprit très vite le rôle joué par le Rift et offrit dès 1959 l’idée qui fournissait la clef que je cherchais en vain. Ce fut le modèle du Sea Floor Spreading, l’expansion des fonds océaniques, dans lequel il comparait le fond des océans à un trottoir roulant venant en surface à l’axe des dorsales et disparaissant dans les fosses. L’idée était si extraordinaire, si étrange et semblait en conflit avec tant d’observations qu’elle ne fut guère suivie. Toutefois, Fred Vine, un étudiant de l’université de Cambridge, proposa d’utiliser les anomalies magnétiques pour tester l’hypothèse de Hess en 1963. Il ne restait plus qu’à trouver le profil d’anomalies magnétiques de qualité suffisante pour prouver la validité de ce modèle mobiliste, ce qui fut fait par Walter Pitman au Lamont au début de 1966.
Rentrant de Strasbourg où j’avais défendu ma thèse, je découvris ce qu’on appelait désormais le profil magique de Walter Pitman. Tout Lamont en parlait. Ma femme se souvient encore qu’à mon retour du laboratoire, je lui déclarai “les conclusions de ma thèse sont fausses ; c’est Hess qui a raison.” L’ébranlement fut profond. L’argument central qui m’avait fait rejeter le modèle de Hess était le flux de chaleur mesuré sur les dorsales. Mes mesures étaient justes, mes calculs étaient justes, mais mes conclusions étaient fausses. J’avais ignoré un paramètre caché dont l’existence ne fut démontrée que plusieurs années plus tard. Je découvris alors ce qui fait l’essence même de la méthode expérimentale, la reconnaissance qu’aucun modèle ne peut être considéré comme définitivement prouvé et qu’il doit toujours pouvoir être remis en cause par soi-même comme par les autres.
La leçon était rude. Mais nous avions désormais la clef. La tâche d’interprétation qui s’ouvrait devant nous était immense. Ce furent des mois d’activité intense dans un climat d’exubérance. Nous nous servions des anomalies magnétiques pour déterminer l’âge et l’histoire du fond des océans, sous la direction de Jim Heirtzler qui nous avait répartis par océan. J’héritai de l’océan indien. Mais nous en restions à une cartographie qui ne nous disait rien de la tectonique. Pourtant Lynn Sykes avait montré le lien entre Expansion des Fonds Océaniques et Sismicité. Ce fut Jason Morgan qui nous introduisit dans l’ère de la Tectonique des Plaques en présentant au congrès de Washington en avril 1967 les principes gouvernant le mouvement des plaques à la surface de la Terre. Curieusement, je fus apparemment le seul à attacher de l’importance aux idées développées par Morgan. Bien plus, mes collègues au Lamont refusèrent mon offre de collaborer à une recherche utilisant cette nouvelle voie. Dans le monde de la recherche, les voies radicalement nouvelles peuvent apparaître si insolites que la communauté marque un temps important d’hésitation avant de s’y engager. Pour ma part, je quittai tout ce que je faisais pour appliquer les idées de Morgan à la mise au point d’un modèle cinématique global à six plaques qui puisse rendre compte de l’essentiel des manifestations tectoniques à la surface de la Terre. Cela me prit cinq mois. Désormais, la tectonique entrait dans l’ère de la quantification. On pouvait déterminer le taux moyen de déformation au travers des frontières de plaque, le relier à la sismicité et aux diverses manifestations géologiques. Sismologie et tectonique étaient réconciliées et allaient commencer une fructueuse collaboration qui fut magnifiquement illustrée par mes collègues sismologues de Lamont, Isacks, Oliver et Sykes dans un article qui utilisait les résultats de mon modèle à six plaques.
Alors que je finissais la mise au point de mon article avant de le soumettre à Journal of Geophysical Research, je reçus un prétirage d’un article que Dan McKenzie et Bob Parker soumettaient à Nature. Ceux-ci présentaient les mêmes idées que Morgan à partir d’une discussion de la cinématique de la plaque Pacifique. Cet article ne joua donc aucun rôle dans l’élaboration de mon modèle global. Ce fut un bel exemple de l’évolution parallèle des idées qui peut se produire au moment de franchir une nouvelle étape de la recherche.
Le retour en France : la fondation du Centre Océanologique de Bretagne
J’avais trente ans. Il me fallait maintenant décider ; rentrer en France ou rester aux États-Unis. Le choix fut très difficile pour ma femme et moi. Pianiste, on lui offrait une belle carrière à New York. Pour ma part, j’avais le choix entre l’université de Columbia University et le MIT qui me proposaient d’entrer dans leur corps professoral. Nous aimions tous deux beaucoup les États-Unis. Mais en France, Yves la Prairie qui venait de fonder le CNEXO m’invitait à venir prendre la direction d’un Département de Recherche Scientifique dans le Centre Océanologique de Bretagne dont la construction venait d’être décidée. Accepter signifiait un décrochage de la recherche active et le renoncement à exploiter dans l’immédiat les extraordinaires découvertes qui venaient d’être faites. Je savais qu’en France je n’aurais plus accès aux données du Lamont et que je devrais consacrer des années d’efforts à faire surgir ce département encore inexistant de ce qui n’était alors qu’une très belle ferme. Sur le plan strict de ma carrière de recherche, rentrer en France fut sans doute une erreur. Ce fut en tout cas le jugement porté par Maurice Ewing. Mais l’aventure proposée était belle. Nous décidions de la tenter. Ce fut de fait une belle aventure humaine même si, avec le recul, je considère que je n’étais pas mûr pour les responsabilités élevées qui me furent alors confiées.
N’ayant plus accès à l’extraordinaire base de données du Lamont, je pris la décision de travailler à un traité de Tectonique des Plaques avec deux collaborateurs, Jean Francheteau et Jean Bonnin. L’originalité de l’approche suivie était que je ne considérais pas seulement l’aspect cinématique, auxquels certains chercheurs limitaient la Tectonique des Plaques : je voulais consacrer à chaque type de frontières de plaque une étude exhaustive. Le livre parut en 1973. C’était le premier traité existant en ce domaine. Il reçut un accueil large dans le monde scientifique et fut très vite traduit en russe et en chinois, apportant dans ces pays alors coupés du développement de la Tectonique des Plaques la possibilité de rejoindre cette révolution. Cette étude m’avait fait réaliser que les processus tectoniques aux frontières de plaque, qui sont principalement sous-marines, étaient en grande partie ignorés. Il fallait donc s’y intéresser. Mais avec quels outils ? En France, l’Institut Français du Pétrole (IFP) disposait de techniques d’investigation sismique de type pétrolier, beaucoup plus puissantes que celles utilisées alors par les universitaires. Ce type d’outils était idéal pour étudier la structure des marges enfouies dans le sédiment. Un accord passé avec l’IFP nous permit de commencer un programme très fructueux en ce domaine. Le navire amiral de la flotte du CNEXO, le Jean Charcot avait maintenant un équipement moderne. Nous étions concurrentiels sur le plan international. Mais ce programme concernait principalement les marges dites passives, des frontières de plaque fossiles. Il s’agissait d’un problème fascinant, ayant de grandes implications économiques que j’allais explorer pendant de nombreuses années, en particulier avec Jean-Claude Sibuet et Jean-Paul Foucher. Mais mon intérêt allait d’abord aux frontières actives.
L’exploration par submersible du Rift
La France avait dans le domaine des submersibles d’exploration une place de choix grâce au bathyscaphe Archimède, construit par la Marine Nationale à la suite d’une collaboration avortée avec son inventeur suisse Auguste Piccard, et grâce à la soucoupe plongeante 3000, construite par le commandant Cousteau. En 1970, le CNEXO racheta à Cousteau la soucoupe plongeante qu’il rebaptisa Cyana et qu’il modifia profondément. L’utilisation des submersibles était donc à l’ordre du jour et le CNEXO cherchait une opération qui puisse mettre en valeur la Cyana qui devait être prête en 1974. Jusqu’alors, le bilan des recherches scientifiques effectuées par submersible était maigre. Mais Bob Ballard me convainquit qu’on pouvait faire bien mieux lors d’une visite à Woods Hole. En 1971, nous nous mettions d’accord avec les Américains sur le principe d’une expédition à trois submersibles, Archimède, Cyana et l’Alvin américain, pour explorer le Rift atlantique au large des Açores. Pour plaisanter, je proposai de baptiser le programme FAMOUS (French American Mid Ocean Undersea Survey) : le nom fut accepté. Ce programme fut le premier programme d’étude scientifique à haute résolution de fonds sous-marins. En plus des submersibles, nous disposions d’une nouvelle gamme d’outils parmi lesquels le sondeur multi-faisceaux fut sans doute l’addition la plus remarquable. La navigation acoustique sur le fond était systématiquement utilisée pour la première fois. Une nouvelle étape était franchie dans l’étude des fonds sous-marins.
Une première série de plongées de l’Archimède eut lieu en 1973. Je fus le premier scientifique à descendre dans le Rift et ce souvenir reste pour moi un moment fort dans ma vie de chercheur. Le seul mot que j’avais pour décrire cette plongée au retour à la surface était : ” Prodigieux, c’était prodigieux.” Puis les trois submersibles plongèrent ensemble en 1974 au cours d’une opération très médiatisée qui provoqua l’ire de nombreux collègues. Pour beaucoup, l’utilisation de ces nouvelles techniques n’était pas justifiée. Elles coûtaient trop cher et l’on pouvait faire beaucoup de travail plus utile avec les outils traditionnels pour le même prix. Même mes jeunes collègues du Centre Océanologique de Bretagne étaient critiques. Je reçus par contre un support enthousiaste de Jean Francheteau, Roger Hékinian et David Needham que j’avais fait venir des États-Unis. Il en est souvent ainsi lorsque l’on cherche à introduire une nouvelle gamme de recherche. Aujourd’hui, l’étude à haute résolution des fonds sous-marins relève de la routine. Mais il fallut plus de 10 ans d’efforts pour la faire accepter par le monde scientifique.
FAMOUS révéla la complexité de la structure des dorsales dites lentes, celles qui s’ouvrent à une vitesse inférieure à 25 mm/a. Parmi les résultats majeurs de ce programme, on peut mentionner la variation systématique de la structure et de la pétrologie du Rift lorsque l’on s’approche des failles transformantes sécantes et la première description de la tectonique d’une faille transformante. C’est dans cette faille que nous découvrions la première source hydrothermale, malheureusement inactive. Plus tard, la découverte de sources hydrothermales actives sur la dorsale du Pacifique par Bob Ballard et Jean Francheteau créerait une grande effervescence non seulement chez les géologues mais aussi chez les biologistes. Il fallut toutefois pour cela passer une période très difficile entre 1974 et 1976. Le succès de FAMOUS avait paradoxalement coûté très cher à la recherche scientifique par submersible en France comme aux Etats Unis en attirant trop l’attention sur elle. L’utilisation scientifique des submersibles fut interrompue en France et c’est à grand peine que j’obtins de pouvoir la reprendre en 1976.
Du Rift aux Fosses de subduction
À la fin de l’année 1973, je décidai de quitter le Centre Océanologique pour des raisons personnelles et professionnelles. Je ne parlerai pas ici des raisons personnelles et n’aborderai que les raisons professionnelles. J’avais passé cinq années à Loc Maria Plouzané. J’aimais beaucoup la Bretagne, mais le contraste avec New York ne pouvait être plus fort. Surtout, j’avais découvert que le CNEXO était trop isolé de l’université. La recherche ne se développe bien que dans le milieu universitaire, ou du moins en lien étroit avec le milieu universitaire. Je décidai de rejoindre Paris et de me rapprocher de l’université. Yves la Prairie insista pour me garder auprès de lui comme conseiller scientifique. Je laissai à Jean Francheteau l’étude des dorsales et décidai d’initier la recherche sur l’autre type de frontières de plaque actives, les fosses de subduction. Les fosses du Japon étaient l’objectif à viser car le Japon possédait l’infrastructure scientifique nécessaire pour immédiatement rentabiliser un tel programme. Je rencontrais trois fois par an mon homologue japonais Nori Nasu au Comité Scientifique du Programme de Forage International Océanique (IPOD). Avec lui, nous mîmes au point une stratégie pour faire venir l’Archimède dans les fosses japonaises, stratégie qui comprenait une tournée de conférences au Japon à l’été 1975. Les Japonais réunirent le cofinancement nécessaire. Mais au moment de la finalisation de l’accord, en 1978, le CNEXO refusa. Ayant décidé de construire le Nautile, un nouveau submersible capable de travailler jusqu’à 6000 m de profondeur, les nouveaux responsables du CNEXO craignaient qu’une telle opération nuise au financement du Nautile. Le coup fut rude et je pensais que l’exploration des fosses japonaises était définitivement abandonnée.
1978 fut l’année où je rejoignis l’université comme professeur à Pierre et Marie Curie, à Paris, près de Jean Aubouin. Celui-ci m’avait révélé la beauté de la géologie de la Grèce lors d’une longue tournée sur le terrain. Un de ses collaborateurs, Jacques Angelier m’avait rejoint. Avec lui, je m’intéressais de près à la fascinante géodynamique de l’arc hellénique que je choisis désormais comme modèle pour comprendre l’interaction de la tectonique océanique et de la tectonique continentale. Je n’ai depuis jamais cessé d’explorer cette zone et nous avons pu, avec en particulier Nicolas Chamot-Rooke et Siegfried Lallemant obtenir durant ces vingt dernières années une vision nouvelle de la structure de la Méditerranée Orientale comme celle d’un bassin en voie de disparition. Pour aborder la géodynamique de l’arc hellénique de manière nouvelle, je proposai en 1978 l’utilisation du submersible. Les profondeurs ne dépassent que localement 3 000 mètres : il était possible de faire cette exploration avec la Cyana. Ce fut le programme HEAT (Hellenic Arc and Trench). Mais le projet d’étude des fosses japonaises renaissait de ses cendres grâce à Jean-Paul Cadet et Jean IIyama avec le Nautile alors en construction. Le navire Charcot viendrait en 1984 cartographier les fosses et le Nautile suivrait en 1985. Ce serait sa première campagne scientifique. Nori Nasu baptisa ce projet du nom de Kaiko, ce qui veut dire fosse.
Kaiko fut le véritable début de l’étude détaillée des processus de subduction. Paradoxalement, alors que les marges océaniques convergentes sont le lieu où se produisent les grands séismes liés à la subduction, ceux-ci n’étaient étudiés que de manière indirecte à partir du continent adjacent. La médiatisation de l’opération au Japon fut grande. Elle fut à l’origine d’un changement irréversible de la recherche concernant les fosses et conduisit à l’installation permanente d’observatoires géophysiques sous-marins. Le premier programme Kaiko fut suivi par deux autres programmes qui se concentrèrent sur la partie orientale de la fosse de Nankai où le futur grand séisme de Tokai est attendu depuis plus de vingt ans. Ces programmes permirent en particulier de révéler le rôle important joué par les fluides et les hydrates de gaz dans les processus de subduction: les sorties de fluides sur le fond sont aisément repérables car elles donnent naissance à des colonies animales importantes comparables à celles qui sont observées sur les dorsales. Kaiko montra que les études à haute résolution du fond étaient le complément indispensable du forage pour avoir une vision complète de la tectonique complexe de la subduction.
Au moment où la première campagne Kaiko prit place, je rejoignis l’École Normale Supérieure pour y prendre la direction du Laboratoire de Géologie que je gardai jusqu’en 2000. L’École Normale Supérieure a parmi les grandes écoles françaises la caractéristique d’être pleinement insérée dans l’université et de proposer à ses élèves une formation par la recherche. Peu après, en 1986, je fus élu au Collège de France ce qui consacrait mon désir constant de pouvoir exercer ma recherche intellectuelle dans un climat de liberté totale.
Géodésie spatiale et tectonique continentale
L’apport majeur de la Tectonique des Plaques est la possibilité de quantifier la déformation au travers des frontières de plaque. Malheureusement, cette possibilité n’était possible qu’en milieu océanique. La déformation qui se produit en domaine continental ne pouvait donc être décrite par la Tectonique des Plaques telle que nous l’avions mise au point en 1968. Ce fait m’avait longtemps tenu à l’écart de l’étude de la déformation continentale car la description qualitative me paraissait insuffisante pour obtenir une réelle compréhension des processus tectoniques. La géodésie spatiale changea radicalement la situation à partir du début des années 90. Désormais il est possible d’obtenir la position de n’importe quel point émergé avec une précision supérieure au centimètre et de répéter cette mesure aussi souvent qu’on le veut. Nous avons donc accès à la mesure de la déformation, et plus précisément des composantes horizontales du tenseur des taux de déformation. De la même manière que la Tectonique des Plaques avait rapproché sismologues et géologues dans l’étude de la tectonique, désormais les géodésiens deviennent leurs partenaires indispensables.
Avec la géodésie spatiale, l’exploration des zones de subduction prenait une nouvelle dimension. Nous avions accès à la déformation temporaire liée au cycle sismique et pouvions relier les manifestations tectoniques observées au cycle sismique lui-même. Le Japon était une zone d’étude privilégiée car les Japonais y mettait en place un réseau très dense de sites GPS. Cette possibilité me fascina et conduisit à un nouveau type de recherches que je menai avec Pierre Henry et un étudiant Stéphane Mazzotti. À notre grande surprise, nous découvrîmes que, contrairement à ce que pensaient les sismologues, les zones de subduction japonaises sont toutes également bloquées : la totalité de la vitesse de subduction se retrouve dans le taux de déformation élastique observé.
Simultanément, avec Claude Rangin et Manuel Pubellier qui nous avaient rejoints, nous profitions de la possibilité de disposer d’une couverture GPS complète de la déformation interne de la zone très complexe de l’Asie du Sud-Est pour y mener un programme important d’étude de la géodynamique. Enfin, tout récemment, le séisme de Kocaeli survenu en 1999 aux portes d’Istanbul en Turquie m’a conduit à initier en mer de Marmara un programme de cartographie de la faille Nord Anatolienne pour mieux évaluer les risques sismiques qui menacent cette région très peuplée. Là aussi, le réseau GPS environnant fournit des indications très précieuses sur l’accumulation de la déformation élastique. Grâce à la géodésie spatiale, nous sommes entrés dans une nouvelle ère dans l’étude de la tectonique active qui nous permet d’envisager des progrès très rapides. Durant les quelques années de recherche qui me restent, je voudrais aider mes collaborateurs à pleinement profiter de ces remarquables opportunités pour explorer les zones de déformation active à la limite des continents et des océans.